Droit de l’urbanisme et droit administratif des biens : réconcilier les frères ennemis – Hugo Devillers

Cours & Tribunaux

CE 23 nov. 2022, n° 450008 : Lebon, T.

Le Conseil d’État juge que, lorsqu’un projet de construction comprend des éléments en surplomb du domaine public, le dossier
de demande de permis de construire doit comporter une pièce exprimant l’accord du gestionnaire du domaine public pour engager la procédure d’autorisation d’occupation temporaire de ce domaine, privant ainsi le juge statuant sur la légalité d’une autorisation d’urbanisme de la faculté de réaliser une analyse de droit administratif ou privé des biens. Cette solution n’est pas sans ébranler certaines notions du droit du domaine public, et repose à tout le moins la question de la nature juridique de l’espace où se situent balcons et saillies.


COMMENTAIRE

Le droit de l’urbanisme et le droit administratif des biens, héritiers d’une tradition commune 1, appartiennent à la même famille du droit administratif, celle qui réglemente l’usage des biens – des immeubles et des sols, pour l’un, des seules propriétés publiques, pour l’autre. Pourtant, ils affectent de s’ignorer réciproquement 2, un peu comme les membres d’une même fratrie dont la trop grande proximité produirait davantage d’incompréhensions que d’affinités. Chacune de ces disciplines cultive son propre style : au caractère procédurier, codifié et dérogatoire du droit de l’urbanisme s’oppose la souplesse d’un droit administratif des biens demeuré essentiellement prétorien jusqu’en 2006, peu enclin à multiplier les procédures – même lorsqu’elles découlent de l’application du droit de l’Union ! 3 –, et faisant la part belle à des prérogatives de gestion de l’administration propriétaire somme toute assez ordinaires. Et, si les sous- disciplines du droit administratif communient actuellement dans un élan de banalisation hostile à l’indépendance des législations 4, le droit de l’urbanisme défend encore farouchement son autonomie vis-à-vis du droit du domaine public.

À cet égard, le Conseil d’État, dans sa décision du 23 novembre dernier, rappelle aux juridictions du fond que, lorsqu’elles se prononcent sur la régularité d’un permis de construire, elles ne doivent pas, en analysant la légalité du projet au regard du droit domanial, outrepasser leur office dont le périmètre est tracé par le code de l’urbanisme. En l’espèce, un requérant a formé un recours pour excès de pouvoir contre le permis de construire et le permis de construire modificatif délivrés à une société par le maire de La Baule pour la réalisation d’un important projet de construction. Le tribunal, faisant application de l’article L. 600- 5-1 du code de l’urbanisme, enjoint la commune et le pétitionnaire de justifier, dans un délai de quatre mois, de la délivrance d’un permis de construire de régularisation, corrigé des irrégularités mineures dont sa première version était entachée. M. A se pourvoit directement en cassation contre ce jugement, en application de l’article R. 811-1-1 du code de justice administrative selon lequel les tribunaux administratifs statuent en premier et dernier ressort sur les recours formés contre « les permis de construire ou de démolir un bâtiment comportant plus de deux logements ».

Il invoque à l’appui de sa requête une dizaine de moyens auxquels le juge administratif apporte une réponse exhaustive, à défaut d’application, en contentieux de l’urbanisme, de la règle de l’économie de moyens. Même lorsqu’ils ne présentent en tant que tels qu’une originalité limitée, il est toujours intéressant d’observer ces moyens au prisme de la spécificité et de l’autonomie du droit de l’urbanisme, que ce soit en contentieux – cristallisation des moyens par exemple – ou en ce qui concerne des règles de fond – irrégularité de la pièce attestant de la capacité du pétitionnaire à déposer la demande, non-conformité du projet à l’ordre public, aux règles du plan local d’urbanisme (PLU) et à celles du règlement de l’aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine. Mais ces moyens n’ont pas tous la même portée. Il en est un qui, parmi les autres, confère son intérêt à la décision. Le requérant critique l’interprétation restrictive que le tribunal administratif fait de l’article R. 431-13 du code de l’urbanisme, disposition qui exige du pétitionnaire qu’il produise une pièce exprimant l’accord du gestionnaire du domaine pour engager la procédure d’autorisation d’occupation temporaire du domaine public, lorsque l’ouvrage à construire porte sur une telle dépendance. Or, les juges du fond avaient jugé superflue la production de cette attestation, s’appuyant sur le fait que la construction projetée ne compromettait pas l’affectation au public du trottoir surplombé et n’excédait pas, compte tenu de la faiblesse du débord et de son élévation par rapport au sol, le droit d’usage appartenant à tous.

Le Conseil d’État recadre la juridiction du fond qui n’a pas, selon lui, à prendre parti sur la légalité du projet au regard des règles liées à l’utilisation privative du domaine public : « Lorsqu’un projet de construction comprend des éléments en surplomb du domaine public, indique-t-il, le dossier de demande de permis de construire doit comporter une pièce exprimant l’accord du gestionnaire du domaine public pour engager la procédure d’autorisation d’occupation temporaire de ce domaine ». L’interprétation du tribunal est ainsi condamnée : « En recherchant ainsi, non pas si le dossier de demande comportait la pièce qui était requise par l’article R. 431-13 du code de l’urbanisme dès lors que le projet portait sur une dépendance du domaine public, mais si ce projet pourrait être légalement poursuivi au regard des règles de la domanialité publique, le tribunal a commis une erreur de droit ».

En l’espèce, l’application de cette solution aurait entraîné l’annulation du permis de construire si la société n’avait joint à la demande de permis de construire modificatif un courrier sollicitant l’accord du maire pour engager la procédure d’autorisation de surplomb des balcons sur le domaine public et si, de plus, l’arrêté de permis de construire modificatif délivré le 3 juillet 2020 ne visait l’autorisation accordée le 2 juin 2020 en réponse à cette demande.

Réglant une véritable difficulté d’interprétation de la règle d’urbanisme, la Haute Juridiction administrative n’en alimente pas moins la confusion quant à la définition de la notion d’utilisation privative du domaine public (ce que, pour être honnête, elle n’est pas la première à faire). La décision mérite deux séries d’observations, selon le champ disciplinaire dans lequel on se situe. Du point de vue du droit de l’urbanisme, elle renforce l’autonomie de cette discipline en rappelant certaines solutions dérogatoires et en consacrant une clarification procédurale contenue en germe dans la jurisprudence des cours administratives d’appel et qui s’inscrit dans la démarche contemporaine de sécurisation de la position du pétitionnaire (I). Au regard du droit du domaine public en revanche, la décision du Conseil d’État ébranle certaines certitudes (II).


I. LA CONFIRMATION ATTENDUE DE L’AUTONOMIE DU DROIT DE L’URBANISME

Le Conseil d’État rappelle la singularité du droit de l’urbanisme en appliquant de singulières règles contentieuses et de fond (A). Sur le point le plus important, celui qui concerne le surplomb du domaine public routier, il consacre une solution admise par la jurisprudence d’appel depuis des années qui consiste à priver le juge statuant sur la légalité d’une autorisation d’urbanisme de la faculté de réaliser une analyse de droit administratif ou privé des biens (B).

A. Le rappel des règles singulières du droit de l’urbanisme

La décision commentée illustre la forte exorbitance du droit de l’urbanisme, au regard du droit administratif général lui-même. En premier lieu, ce sont les règles contentieuses dérogatoires du droit de l’urbanisme qui sont appliquées. Le rejet de l’économie de moyens, tout d’abord, oblige le juge administratif à statuer sur l’ensemble des arguments invoqués par le requérant afin de purger le plus grand nombre d’irrégularités possibles (pas toutes car, même en urbanisme, le juge reste soumis à l’ultra petita). De plus, le juge applique également ici la règle de la cristallisation des moyens (C. urb., art. R. 600-5) : passé un délai de deux mois à compter de la communication aux parties du premier mémoire en défense, celles-ci ne peuvent plus invoquer de nouveaux moyens contentieux. Conformément à sa jurisprudence, le juge atténue néanmoins la rigueur de la règle en autorisant une partie à invoquer une illégalité dont elle ne pouvait pas avoir connaissance avant la date butoir, ce qui en l’espèce n’est pas le cas 5. Enfin, l’application, par le juge de première instance, de l’article L. 600-5-1 du code de l’urbanisme, qui permet au juge administratif de ne pas annuler une autorisation d’urbanisme mais de sursoir à statuer en invitant l’auteur de l’acte à le régulariser dans un délai qu’il détermine, est ici avalisée par le Conseil d’État.

Sur le fond, le Conseil d’État rejette tout une série de moyens, intéressants, non tant par leur originalité intrinsèque, qu’en ce qu’ils illustrent la singularité et l’entremêlement des sources du droit de l’urbanisme, charme pour le théoricien, casse-tête du requérant. Est tout d’abord invoqué l’article R. 111-2 du code de l’urbanisme, disposition d’ordre public du règlement national d’urbanisme (RNU) relative à la protection de la salubrité et de la sécurité publiques. Fidèle à sa jurisprudence constante, le juge applique le PLU, plus sévère et plus précis que le RNU sur ce point 6. Le Conseil d’État valide également l’analyse du tribunal administratif en ce qui concerne l’application des dispositions du règlement du PLU concernant la présence d’un point de collecte des déchets, et l’existence de places de stationnement. De même, il atteste de la validité du permis de construire par rapport aux dispositions du règlement de l’aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine relatives à l’abattage et à l’alignement des arbres. Cette subtilité et cette singularité des sources du droit de l’urbanisme nourrissent son autonomie. Plus encore, le juge statuant en urbanisme doit repousser la tentation de réaliser l’analyse d’un projet sous l’angle d’une autre branche du droit – analyse ici qualifiée d’ « exogène ».

B. L’inopérance des moyens impliquant une analyse exogène

Le Conseil d’État se refuse à réaliser une analyse juridique de droit privé ou administratif des biens à l’occasion du contrôle de la légalité d’une autorisation de construire.

Sont tout d’abord écartés les débats tenant à la qualité de propriétaire du pétitionnaire. Selon une jurisprudence constante rappelée ici, « les autorisations d’utilisation du sol […] ont pour seul objet de s’assurer de la conformité des travaux qu’elles autorisent avec la législation et la réglementation d’urbanisme, [et sont] accordées sous réserve du droit des tiers » 7. Le juge en déduit qu’il n’appartient pas à l’autorité compétente de s’assurer de la validité de l’attestation fournie par le demandeur, sensée prouver sa qualité à solliciter l’autorisation d’urbanisme concernée, en vertu des articles R. 423-1 et R. 423-5 du code de l’urbanisme 8. Ainsi, à l’appui d’une requête formée contre une autorisation d’urbanisme, le moyen selon lequel la société demanderesse n’avait pas encore la personnalité morale ou qu’une signature a été omise s’avère inopérant. Cette solution démontre que l’office du juge administratif se borne à s’assurer du respect des règles d’urbanisme et qu’il ne saurait trancher de débats exogènes – sous réserve de fraude (fraus omnia corrumpit).

Sur un autre aspect, sûrement le plus essentiel, le Conseil d’État témoigne du même refus d’entrer dans un débat de fond en droit administratif des biens. En première instance, appliquant l’article R. 431-13 du code de l’urbanisme (qui impose de fournir l’accord du gestionnaire du domaine pour engager la procédure d’autorisation d’occupation temporaire du domaine public « lorsque le projet de construction porte sur une dépendance du domaine public »), le tribunal avait jugé superflue la production de cette attestation par le pétitionnaire, car les balcons prévus par le projet n’étaient, selon lui, ni susceptibles de compromettre l’affectation normale du domaine public routier, ni de nature à excéder le droit d’usage appartenant à tous « compte tenu de la faiblesse du débord et de l’élévation

par rapport au sol ». La solution de la Haute Juridiction est plus radicale : « les éléments en surplomb du domaine public » doivent être considérés comme « portant sur une dépendance » de ce domaine, ce qui sous-entend que tout ce qui se situe au-dessus du domaine public « porte » sur ce dernier. Le Conseil d’État, suivant en cela une solution initiée par de nombreuses juridictions d’appel 9, fait tout simplement défense aux juridictions du fond de pratiquer le droit domanial – s’assurer de la légalité de l’utilisation et/ ou de la nécessité d’une AOT – quand il leur est demandé de se cantonner au droit de l’urbanisme. La légitimation qu’assure le juge de cassation à ce courant jurisprudentiel est d’autant moins inutile que la solution est ambiguë : en bon français, « porter sur » implique l’idée d’un contact, concept dont est précisément dépourvue l’idée d’un « surplomb ».

La portée pratique de cette jurisprudence est ambivalente. D’un côté, l’extension du champ d’application de l’obligation de fournir l’attestation de mise en œuvre de la procédure d’AOT alourdit le dépôt du permis de construire ; de l’autre, la procédure s’en trouve intellectuellement simplifiée et la position contentieuse du pétitionnaire confortée par la disparition des incertitudes liées à l’application des critères de définition et des conditions de légalité de l’utilisation privative du domaine public. Par ailleurs, l’extension du champ d’application de l’obligation de fournir la pièce mentionnée à l’article R. 431-13 du code de l’urbanisme n’est peut-être pas sans lien avec l’atténuation de l’exigence de fond : il n’est plus question de glisser dans le dossier de demande de permis de construire une AOT comme l’ancien article applicable en la matière, le R. 421-1 du code de l’urbanisme, l’exigeait, mais simplement « l’accord du gestionnaire du domaine pour engager la procédure d’autorisation ».

Pourtant, il arrive, à l’inverse, au juge administratif appliquant le droit du domaine public à des balcons et saillies qui surplombent l’une de ses dépendances, d’appliquer des règles d’urbanisme. À cet égard, la Cour administrative de Lyon a indiqué, dans un arrêt du 5 février 2013, que les dispositions du PLU pouvaient exempter le pétitionnaire de l’obligation de produire la pièce mentionnée par l’article R. 431-13 du code de l’urbanisme, en tout cas si le surplomb était en-dessous d’une certaine hauteur 10. Le droit du domaine public n’est donc pas hermétique aux dispositions des documents d’urbanisme, ce dont témoignent la prise en compte du PLU par les aisances de voirie 11, l’application du plan de sauvegarde et de mise en valeur à la délivrance d’une AOT portant sur un projet comportant des travaux 12 ou encore, et dans la mesure où une disposition spéciale le permet (CPCE, art. 47 par ex.), l’invocation des dispositions d’un PLU contre la délivrance d’une AOT 13. C’est dire si le droit de l’urbanisme, lui, peut ébranler le droit du domaine public.


II. L’ÉBRANLEMENT DE CERTAINES NOTIONS DU DROIT DU DOMAINE PUBLIC

La décision du Conseil d’État alimente l’ambiguïté quant à la nature des balcons et saillies en droit du domaine public (A). Elle pose même indirectement la question de la nature juridique de l’espace où se situent ces éléments immobiliers (B).

A. La définition de l’utilisation privative en question

La position du Conseil d’État qui consiste à exiger la production d’une attestation de mise en œuvre de la procédure d’autorisation domaniale toutes les fois qu’un élément du projet de construction se situe en surplomb du domaine public, fût-il perché à plusieurs dizaines de mètres de haut, contribue à obscurcir la notion d’utilisation privative. De manière assez louable, le juge de première instance s’était posé la question de savoir si les balcons en surplomb excédaient le droit d’usage appartenant à tous 14, seul critère de l’utilisation privative consacré par l’article L.2122-1 du CGPPP, retenu par la doctrine 15 et validé par la jurisprudence Commune d’Avignon 16. En vertu des exigences libérales liées à la notion d’espace public 17 qui atténuent les effets de l’exclusivité du droit de propriété de la personne publique, le domaine public affecté à l’usage direct du public est librement accessible, sauf à ce qu’un administré, sortant de l’anonymat dans lequel l’utilisation commune le maintient et, outrepassant, par sa présence prolongée sur le domaine ou les modalités de son activité 18, le droit attribué à chacun d’en user, ne le soustraie « à toute possibilité d’utilisation par d’autres » 19. Les solutions du droit de la propriété privée sont donc absolument inapplicables par analogie. Or, même à admettre qu’un balcon situé à plusieurs mètres de hauteur perturbe « esthétiquement et visuellement » le domaine 20, sa présence n’en compromet en rien l’usage par les autres usagers, ce qui est la seule question qui vaille. Et, si le caractère prolongé de l’occupation est un des critères de définition de l’utilisation privative 21, il ne devrait jouer qu’à partir du moment où il y a « excès » du droit d’usage. Comment, dès lors, comprendre la décision du Conseil d’État ?

Cette décision, tout comme celles des cours qui retiennent la qualification d’utilisation privative du domaine public au sujet des balcons et encorbellements situés en surplomb du domaine public routier, statue en matière d’urbanisme et, plus précisément, applique l’article R. 431-13 du code de l’urbanisme 22. Une distinction existe ainsi entre la question spécifique des saillies et balcons surplombant la voie publique, surtout dans le contentieux de l’urbanisme, et la notion générale d’utilisation privative du domaine public, distinction qui nous invite à ne pas accorder à la décision commentée une portée générale qu’elle n’a pas. D’abord, la présence pérenne d’un balcon ou d’un encorbellement en surplomb de la voie publique peut difficilement se couler dans la notion d’utilisation privative du domaine public, par définition temporaire 23. De deux choses l’une : soit la présence d’une saillie constitue une occupation permanente du domaine public, forcément illégale en vertu de l’article L. 2122-2 du CGPPP, auquel cas l’espace aérien surplombant doit être déclassé 24 ; soit il ne s’agit pas d’une utilisation du domaine public ordinaire au sens de l’article L. 2122- 1, mais d’une opération spéciale soumise aux règles singulières qui régissent depuis fort longtemps les saillies et balcons. On citera : l’ancien article 1er, 7° de la loi du 13 août 1926 (abrogé par l’article 1er de l’ordonnance du 7 janvier 1959) établissant une taxe spéciale sur les balcons et les constructions en saillie, distincte de la redevance d’utilisation du domaine public ; l’article L. 112-5 du code de la voirie routière qui dispose qu’« aucune construction nouvelle ne peut, à quelque hauteur que ce soit, empiéter sur l’alignement, sous réserve des règles particulières relatives aux saillies » (ces règles en question, on l’a vu, pouvant figurer dans le PLU 25 ou se fonder sur l’article R. 112- 3 du code de la voirie routière) ; ou encore l’article L. 113-2 du code de la construction et de l’habitation issu de l’ordonnance n° 2020-71 du 29 janvier 2020 26, inapplicable à l’espèce commentée, mais qui n’en dispose pas moins que « toute construction en saillie empiétant sur la voie publique fait l’objet d’une permission de voirie » sauf à être démolie.

Peut-être ces contorsions juridiques pourraient-elles être facilement résolues par une qualification domaniale différente.

B. La qualification domaniale du volume aérien en suspens

Il n’est pas absolument certain que le volume d’air occupé par un balcon ou une saillie quelconque appartienne au domaine public. Qu’il soit une propriété publique ne fait naturellement aucun doute. La règle de l’article 552 du code civil, bénéficiant aux personnes privées comme publiques, est simple : la propriété du sol emporte celle du dessus et du dessous. Mais la question de sa qualification domaniale est plus complexe.

Pour le Conseil d’État, l’appartenance du volume surplombant la voie ne fait pas de doute puisque selon lui le balcon projeté au-dessus de la voie publique « porte sur » le domaine public. Cette solution a le mérite de la simplicité : la domanialité publique suit la propriété publique et bénéficie donc aussi de l’accession ; elle s’étend ainsi en dessous et au-dessus du sol proprement affecté, sauf à ce qu’il y soit expressément dérogé.

Mais une telle qualification peut être contestée par des arguments tout aussi fondés. D’abord, la domanialité publique n’est pas de même nature que la propriété, mais constitue un régime juridique dédié à la protection de l’affectation à l’utilité publique de certaines propriétés publiques. C’est un « voile » 27 qui s’étend sur la propriété des personnes publiques pour en atténuer, limiter et réorienter les effets les plus attentatoires à l’intérêt général ; il ne peut couvrir qu’une surface limitée. Dès lors, le droit d’accession du code civil, s’il est un mode d’acquisition de la propriété publique, ne saurait constituer une modalité d’extension du domaine public 28.

Ensuite, la domanialité publique est « un régime d’exception » 29 et, comme tel, d’application limitée. De ce fait, il ne peut porter, limitativement, que sur des propriétés publiques affectées – ou, l’ayant été mais n’ayant jamais subi de déclassement en bonne et due forme –, ainsi que sur celles « qui, concourant à l’utilisation d’un bien appartenant au domaine public, en constituent un accessoire indissociable » (CGPPP, art. L. 2111-2) – et, plus exceptionnellement, sur certains ensembles immobiliers cohérents auxquels appartiennent ces biens affectés 30. Depuis l’entrée en vigueur du CGPPP, la jurisprudence du Conseil d’État n’appose plus la qualification de domaine public à une propriété publique simplement unie physiquement à une dépendance du domaine public mais n’étant pas liée à cette dernière par un lien fonctionnel 31. Le raisonnement qui prévaut en ce qui concerne le sous-sol devrait logiquement s’étendre au volume d’air situé à l’aplomb du domaine public routier, non affecté à l’usage direct du public, dès lors qu’en l’absence de voiture volante, aucun usager de la voie ne peut, à l’heure actuelle, atteindre la hauteur à laquelle le dit volume se situe. Ce n’est pas autre chose que la cour administrative d’appel de Lyon a légitimement jugé dans une affaire récente, en indiquant qu’un volume d’air situé à quatre mètres au-dessus d’une place publique relevant du domaine public communal n’avait pas le caractère d’un accessoire indissociable nécessaire à l’utilisation du parc de stationnement qu’il surplombe 32 et pouvait ainsi être cédé sans déclassement préalable. À la suite de Me Philippe Hansen, on plaide pour qu’intervienne une « réponse de principe sur la limite verticale du domaine public routier » 33.

Au plan pratique, la domanialité privée des espaces aériens situés à une distance raisonnable du sol du domaine public permettrait de résoudre bien des difficultés. Les règles civilistes s’y appliqueraient, le volume comprenant un surplomb pouvant être cédé sans déclassement 34 ou faire l’objet d’une servitude conventionnelle d’empiètement sans que ne se pose la question de sa compatibilité avec l’affectation (CGPPP, art. L. 2122-4). Certes, il n’est pas certain que cette qualification ne poserait pas, à son tour, d’autres problèmes ; la seule certitude, c’est qu’une clarification juridique est indispensable.f

1 La procédure d’alignement, délimitation du domaine au droit des propriétaires riverains, marque l’un des jalons de l’urbanisme moderne (édit de déc. 1607 de Henri IV).
2 R. Noguellou, Propriétés publiques et droit de l’urbanisme, in AFDA (coll.), La propriété publique, Dalloz, 2020, p. 149 ; Chr. Roux, Droit domanial et droit de l’urbanisme : se regarder dans le miroir ou briser la glace ?, note sous CE, 5 juill. 2022, n° 459089, SARL Ice Thé : JCP A 2022, 2296, qui nuance l’opposition en qualifiant l’ininvocabilité d’un plan de sauvegarde et de mise en valeur à la délivrance d’une AOT de « relative et contingente » (Dr. Voirie 2022, p. 153, concl. R. Victor). V. aussi, C. Chamard-Heim, Permis de construire et propriété publique immobilière : entre indépendance et exorbitance : Dr. Voirie 2022, p. 79.
3 CE, 2 déc. 2022, n° 460100, X c/ Cne de Biarritz et Sté Socomix : Lebon ; AJDA 2022, pp. 2369, chron. F. Melleray et 2375 ; cette revue, p. 12, concl. C. Raquin.
4 Ainsi, le rôle de la commission départementale d’aménagement commercial est, de manière expérimentale, écarté par l’article 97 de la loi n° 2022- 217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale.
5 CE, 8 avr. 2022, n° 442700 : Lebon, T. ; AJDA 2022, p. 773 ; AJCT 2022, p. 474.
6 CE, 29 oct. 2012, n° 332257, Assoc. Cultures et Citoyenneté Marne-la- Vallée : Lebon, T. p. 939 ; BJDU 3/2013, p. 185, concl. C. Legras ; RD imm. 2013, p. 111, obs. P. Soler-Couteaux.
7 CE, 12 mai 1972, Godfrin : Lebon, p. 368.
8 CE, 15 févr. 2012, n° 333631 : Lebon ; RDI 2012, p. 237, obs. P. S-C ; Dr. adm. 2012, n° 45, note R. Noguellou.
9 CAA Marseille, 14 avr. 2011, n° 09MA03433 ; CAA Lyon, 31 juill. 2012, n° 10LY01234 ; CAA Paris, 25 avr. 2013, n° 12PA02268 ; CAA Lyon, 12 févr. 2019, n° 17LY03134 : RDI 2019, p. 284, obs. Foulquier ; CAA Douai, 29 déc. 2020, n° 19DA02619.
10 CAA Lyon, 5 févr. 2013, n° 11LY00177, Cne de Macot-La-Plagne et a. ; Rép. min. à QE n° 11306 (Masson) : JO Sénat 16 oct. 2014, p. 2352.
11 CE, 22 juill. 2021, n° 442334, Cne Croissy-sur-Seine : Lebon, T. ; JCP A 2021, act. 909, obs. L. Erstein ; Dr. adm. 2021, comm. 46, note G. Eveillard ; AJDA 2021, p. 1590, obs. J.-M. Pastor ; Dr. Voirie 2021, p. 208, obs. Ph. Yolka ; AJCT 2021, p. 614, note R. Bonnefont.
12 CE, 5 juill. 2022, n° 459089, SARL Ice Thé : JCP A 2022, 2296, note Chr. Roux ; Contrats – marchés publ. 2022, comm. 276, note C. Chamard-Heim ; Dr. Voirie 2022, p. 1534, concl. R. Victor.
13 CAA Lyon, 26 oct. 2006, n° 00LY02138, SA France Télécom.
14 Il est vrai que le tribunal indique également que le projet ne compromet pas l’affectation, ce qui revient à placer sur le même plan deux questions que la rigueur juridique inviterait plutôt à distinguer.
15 R. Chapus, Droit administratif général, 15e éd., T. 2, 2001, n° 591 ; Y. Gaudemet, Droit administratif des biens, 13e éd., 2007, n° 296 ; P. Delvolvé, L’utilisation privative du domaine public : RFDA 2009, p. 229.
16 CE, 31 mars 2014, n° 362140 : Lebon, T. ; AJDA 2014, p. 2134, note N. Foulquier ; RDI 2014, p. 570, obs. N. Foulquier ; AJCT 2014, p. 388, obs. O. Tambou ; RTD com. 2014, p. 333, obs. G. Orsoni ; LPA 2014, 141, note J.-P. Orlandini ; JCP A 2014. 2236, note P. Lohéac-Derboulle ; Dr. adm. 2014, p. 37. V. aussi CE, 5 mai 1993, n° 86666, Cne de Montrouge : Lebon, T. ; RDI 1995, 90, obs. J.-B. Auby et C. Maugüé ; LPA 30 sept. 1994, n° 117, concl. B. du Marais. Le critère de l’utilisation excédant le droit d’usage appartenant à tous est particulièrement visible dans CAA Marseille, 19 mai 2016, n° 14MA03832 : JurisData n° 2016-009517 ; RFDA 2016, p. 1126, concl. S. Deliancourt ; AJDA 2016, p. 1456, note J.-F. Giacuzzo ; JCP A 2017, 2084, note Ph. Hansen.
17 Sur cette notion, J.-B. Auby, L’espace public comme notion émergente du droit administratif : AJDA 2021, p. 2565.
18 Utilisation de mobilier par ex., v. CE, 12 mars 2021, n° 443392, Sté hôtelière d’exploitation de la presqu’ile : Lebon, T. ; AJDA 2021, p. 593 ; et 1431, chron. C. Malverti et C. Beaufils ; AJCT 2021, p. 328, obs. M. Bahouala ; Dr. Voirie 2021, p. 64, concl. R. Victor.
19 R. Chapus, préc.
20 A. Bourrel, Les problèmes juridiques posés par les surplombs du domaine public routier : Dr. Voirie 2013, p. 87.
21 S. Deliancourt, Occupation privative du domaine public. – Titres unilatéraux : JCl. Prop. pub., fasc. 78, 2022, n° 20 et s.
22 TA Lyon, 26 sept. 2013, n° 1106434 : Dr. Voirie 2014, p. 72, note C. Lantero et F. Lamontagne. À propos de balcons : CAA Marseille, 14 avr. 2011, n° 09MA03433 ; CAA Lyon, 27 mars 2012, n° 11LY01465.
23 B. du Marais, concl. sur CE, 5 mai 1994, Cne de Montrouge, préc. : LPA 30 sept. 1994, n° 117 ; A. Bourrel, préc.
24 CAA Bordeaux, 28 oct. 2010, n° 10BX00075.
25 Dans le même sens, Rép. min. à QE n° 11306 (Masson) : JO Sénat 16 oct. 2014, p. 2352. CAA Lyon, 5 févr. 2013, n° 11LY00177.
26 Relative à la réécriture des règles de construction et recodifiant le livre Ier du code de la construction et de l’habitation.
27 Y. Gaudemet, Préface de la thèse de Ph. Yolka, La propriété publique. Éléments pour une théorie, LGDJ, 1997.
28 Sur la différence entre accession et accessoire, v. C. Chamard-Heim, op. cit., p. 239.
29 C. Chamard-Heim, op. cit., p. 199.
30 CE, ass., avis, 19 juill. 2012, n° 386715, Domaine national de Chambord : AJDA 2013, p. 1789, ét. F. Melleray.
31 Pour le sous-sol, v. CE, sect., 28 avr. 2014, n° 349420, Cne de Val d’Isère : Lebon, p. 107 ; JCP A 2014, act. 384 ; JCP A 2014, 2235, note Cornille ; Dr. adm. 2014, comm. 50, note Eveillard.
32 CAA Lyon, 22 oct. 2020, n° 18LY04739, X c/ C. de Châlon-sur-Saône : Contrats – marchés publ. 2021, comm. 24, note Soler-Couteaux ; ibid. chron. 7 ; JCP A 2021, 2015, chron. Murgue-Varoclier ; Dr. Voirie 2021, p. 84, chron. Chr. Roux.
33 Ph. Hansen, Pas d’occupation privative du domaine public par les plaques professionnelles, note sous CAA Marseille, 19 mai 2016, n° 14MA03832 : JCP A 2017, 2084.
34 CAA Lyon, 22 oct. 2020, préc.

Hugo Devillers : Droit de l'urbanisme et droit administratif des biens : réconcilier les frères ennemis

Hugo Devillers
Maître de conférences en droit public
Université Sorbonne Paris Nord (DPS)