Occupation sans titre et faute de la victime : les racines du mal peuvent être anciennes

Commet une erreur de droit la cour qui exclut par principe qu’une faute commise par une commune avant la période d’occupation sans droit ni titre puisse être de nature à exonérer l’occupant en tout ou partie de sa responsabilité à l’égard de cette dernière.


CONCLUSIONS

1. C’est la quatrième fois qu’il vous revient de connaître du différend qui met aux prises la commune de Forges-les-Eaux, en Seine-Maritime, et la SA Groupe Bigard. Nous nous sommes résignés à proposer l’admission du pourvoi car l’arrêt que cette société attaque, non seulement donne prise à deux moyens de cassation mais retient aussi une solution qui nous a paru injuste.

2. Il y a de cela bien longtemps, la commune exploitait elle-même un abattoir sur son territoire, au lieu-dit Le Champ Vecquemont, en régie directe puis, à compter de 1973, dans le cadre d’une régie dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière.

Face à l’obligation de rénover et mettre aux normes cet établissement, la commune s’est résolue à en changer le mode d’exploitation. Le 7 février 1990, après autorisation du conseil municipal 1, son maire a conclu avec la Société d’abattage du pays de Bray, filiale du groupe Vianor, un bail à construction portant sur l’abattoir, ensemble un local de désossage, une station de traitement des eaux et des installations frigorifiques attenantes, pour une durée de 18 ans, soit jusqu’au 28 février 2008, à charge pour le preneur de réaliser les travaux nécessaires au maintien de l’agrément sanitaire communautaire.

La commune étant appelée à (re)devenir propriétaire des constructions et améliorations réalisées par le preneur au terme du bail, ainsi que le stipulait ce contrat 2, elle a consenti parallèlement une promesse unilatérale de vente des lieux loués au profit du preneur.

Notez que, quelques mois plus tôt, la commune avait déjà fait appel au secteur privé en concluant avec la société Vianor, le 27 septembre 1988, un contrat de crédit-bail immobilier d’une durée de 15 ans en vue de la construction d’un atelier de découpe, cette convention étant, elle aussi, doublée d’une promesse unilatérale de vente des biens loués consentie par la commune 3.

Par l’effet de deux traités de fusion, les droits et obligations résultant du crédit-bail immobilier et du bail à construction ont été repris par la société Arcadie Centre Est.

En 1999, un autre contrat de crédit-bail immobilier, d’une durée de 7 ans à compter du 2 septembre 1998, a été conclu avec cette dernière en vue de l’extension de l’atelier de découpe et, assorti comme les précédents d’une promesse unilatérale de vente 4.

Par une délibération du 30 mars 2006 confirmant une délibération du 7 novembre 2005, le conseil municipal de Forges-les-Eaux a décidé de céder à Arcadie Centre Est, au prix d’1 €, l’atelier de découpe et son extension, qui avaient fait l’objet des deux contrats de crédit-bail.

Puis, par une délibération du 2 juin 2008, le même conseil municipal a décidé de céder l’abattoir, également pour 1 €, à la SA Groupe Bigard, étant précisé que, par acte du 21 novembre 2006, celle-ci avait acquis le fonds de commerce d’Arcadie Centre Est, incluant la jouissance du bail à construction.

Du temps a passé et, par une délibération du 15 novembre 2011, le conseil municipal de Forges-les-Eaux a finalement décidé de « rapporter (annuler) » ses délibérations précédentes aux motifs que la société Bigard n’exploitait plus les installations, que les actes de vente n’avaient pas été régularisés, que des repreneurs s’étaient manifestés et que la commune devait rester propriétaire des équipements en vue de la reprise de l’activité d’abattage. Ce repentir soudain (vous le voyez sans lien avec le statut domanial des parcelles) a fait suite à la décision du groupe Bigard, notifiée à la commune et au préfet à l’été 2011, de transférer l’activité d’abattage sur un site qu’elle exploitait dans le département voisin de l’Oise.

La société a alors saisi le TGI de Dieppe afin que ce tribunal dise que les contrats de crédit-bail et de bail à construction avaient été exécutés et que la ventes des parcelles, même non réitérée par acte authentique, était parfaite. Par une ordonnance du 11 juillet 2013, le président du tribunal, statuant comme juge de la mise en état, a sursis à statuer sur la demande jusqu’à ce que le tribunal administratif de Rouen se soit prononcé sur la question du statut domanial de l’abattoir et de l’atelier de découpe.

Par jugement du 28 janvier 2014, ce tribunal a déclaré que les parcelles appartenaient au domaine public de la commune sous réserve que celle-ci en soit propriétaire. Par un arrêt du 13 février 2015, vous avez rejeté l’appel formé par la SA Groupe Bigard contre ce jugement 5.

Vous avez relevé que la loi du 8 juillet 1965 relative à la gestion et à l’exploitation des abattoirs publics avait entendu faire de la gestion et de l’exploitation des abattoirs municipaux un service public industriel et commercial, ce dont vous avez déduit, en faisant application des critères de la jurisprudence Société Le Béton 6, qu’un abattoir municipal, affecté à un service public et spécialement aménagé à cette fin, devait être regardé comme ayant été incorporé au domaine public communal et qu’il en allait de même des ateliers de découpe qui en constituent un accessoire indispensable, de sorte qu’en l’absence de décision de déclassement, l’abattoir et l’atelier de découpe de Forges- les-Eaux n’avaient jamais quitté le domaine public de la commune.

L’affaire a repris son cours devant le juge judiciaire. Par un arrêt du 9 février 2017, la cour d’appel de Rouen a décliné la compétence de l’ordre judiciaire pour connaître du litige, après avoir rappelé que les contentieux relatifs aux contrats d’occupation du domaine public sont attribués à la juridiction administrative, en vertu de l’article L. 2331-1 du CGPPP, et analysé les contrats de crédit-bail et de bail à construction comme ayant eu, en réalité, une telle nature.

Parallèlement, la société Groupe Bigard avait demandé à la juridiction administrative d’annuler la délibération de 2011 retirant les délibérations ayant décidé la vente de l’abattoir et de l’atelier de découpe. Après cassation d’un premier arrêt, par une décision du 25 juin 2018 de vos chambres réunies 7, la cour administrative d’appel de Douai a définitivement rejeté la demande d’annulation par un arrêt du 1er octobre 2019.

Il faut s’arrêter un instant sur les motifs de votre arrêt du 25 juin 2018, que la cour de Douai a reproduits dans son arrêt du 1er octobre 2019.

Vous avez commencé par rappeler qu’en vertu du principe désormais énoncé à l’article L. 3111-1 du CGPPP, les biens qui relèvent du domaine public des personnes publiques sont inaliénables et imprescriptibles et que leur cession ne peut intervenir, s’agissant de biens affectés à un service public, qu’après qu’ils ont fait l’objet d’une désaffectation et d’une décision expresse de déclassement.

Or vous avez estimé qu’il ressortait des pièces du dossier que les délibérations du conseil municipal de Forges-les-Eaux des 30 mars 2006 et 2 juin 2008 décidant la cession de l’atelier de découpe et l’abattoir – que la délibération du 15 novembre 2011 avait décidé de « rapporter », eu égard à leurs termes et compte tenu du principe d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité du domaine public – devaient être regardées comme ayant eu pour portée d’autoriser la cession à une personne privée d’une dépendance du domaine public sous la réserve qu’il soit procédé préalablement à la désaffectation et au déclassement formel du bien en cause.

Autrement dit, vous avez identifié, dans les délibérations de 2006 et 2008, une condition implicite tenant à l’intervention d’une décision de déclassement préalable de ces dépendances du domaine public.

Vous en avez tiré deux conséquences :
i) les délibérations de 2006 et de 2008 n’avaient pu créer de droits à la réalisation de la vente au bénéfice des personnes que ces délibérations désignaient en tant qu’acquéreur ;
ii) la commune, contrairement à ce que la cour administrative d’appel avait jugé dans son premier arrêt, n’était pas en situation de compétence liée pour retirer ces délibérations, car elle avait le choix ou de déclasser et vendre ou d’abroger.

Au passage, vous avez discrètement pris position sur la nature de la délibération du 15 novembre 2011. Alors que celle-ci énonce qu’elle a pour objet de « rapporter (annuler) » les délibérations de 2006 et de 2008, et alors que la cour administrative

d’appel l’avait analysée comme procédant au « retrait » de ces dernières, vous avez pour votre part retenu qu’il s’agissait d’une simple abrogation.
Il reste à signaler que la société groupe Bigard, à la suite du jugement d’expulsion rendu à son encontre par jugement du tribunal administratif de Rouen du 5 novembre 2015, a quitté les lieux le 19 novembre 2015.

3. Le litige qui est aujourd’hui porté devant vous – on s’en doute au vu de ce long rappel – est un contentieux indemnitaire, dont la commune est à l’origine. Celle-ci s’est en effet prévalue de ce que la société Bigard avait occupé plusieurs années de suite, sans droit ni titre, des dépendances de son domaine public. Par deux délibérations du 2 février 2015 8, le conseil municipal a chiffré le montant, revalorisé chaque année, de la redevance d’occupation dont la société Groupe Bigard aurait dû s’acquitter au titre de l’abattoir et de l’atelier de découpe, pour la période du 1er mars 2010 au 19 novembre 2015, date à laquelle la société, à la suite du jugement d’expulsion, avait quitté les lieux.

Puis, par une requête du 13 novembre 2017, elle a demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner cette dernière à lui verser une somme globale d’environ 1,5 M€ au titre de son occupation irrégulière entre le 1er mars 2010 et le 19 novembre 2015 et au titre des frais de remise en état des dépendances occupées. Nous rappelons, par parenthèses, que s’agissant de réparer le dommage causé par l’occupation sans titre du domaine public, il n’est pas fait application de la jurisprudence Préfet de l’Eure 9, la personne publique victime étant recevable à saisir directement le juge, alors même qu’elle aurait eu le pouvoir d’émettre un titre exécutoire 10.

Par jugement du 30 janvier 2020, le TA de Rouen a condamné la société à verser à la commune les sommes de 95 408,40 € au titre des frais de remise en état des installations de l’abattoir, 1 147 294,40 € à titre d’indemnité d’occupation du domaine public et 18 380,95 € au titre des frais d’expertise, ces deux derniers montants étant augmentés des intérêts au taux légal à compter du 13 novembre 2017, avec capitalisation.

La société Groupe Bigard se pourvoit contre l’arrêt du 12 avril 2022 par lequel la cour administrative d’appel de Douai, qui s’est prononcée successivement sur les frais de remise en état du domaine puis sur l’indemnisation de l’occupation sans titre, a rejeté l’appel qu’elle avait formé contre les dispositions du jugement lui faisant grief.

4. C’est un peu trivial, mais l’arrêt encourt d’abord la cassation en tant qu’il a confirmé le jugement sur la question des frais de remise en état du domaine. La société Groupe Bigard soutient à juste titre que la cour s’est méprise sur la portée de ses écritures d’appel en retenant que les parties se satisfaisaient mutuellement des dispositions du jugement attaqué ayant prononcé à ce titre une condamnation à hauteur de la somme de 95 408,40 € TTC.

Il convient de rappeler que la commune avait sollicité, devant le tribunal, une indemnité de 100 834,80 € TTC et que le tribunal, au vu du rapport de l’expert qu’il avait désigné, avait évalué le préjudice subi par la commune à 79 507 € HT, en précisant que ce montant devait être majoré de la TVA, la commune ayant agi en tant que propriétaire de l’abattoir et non en tant qu’exploitante, soit un montant mis à la charge de la société de 95 408,40 € TTC.

Dans sa requête d’appel, la société a conclu, à titre principal, au rejet de la demande d’indemnité et, à titre subsidiaire, à ce que le montant mis à sa charge ne dépasse pas la somme de 79 412 € HT, en contestant au passage le fait que l’indemnité devait être majorée de la TVA. La commune a fait connaître de son côté, par son premier mémoire en défense, qu’elle n’entendait pas remettre en cause le montant fixé par le tribunal. La société en a pris acte dans son mémoire en réplique tout en maintenant une demande principale de rejet de la demande de la commune et des conclusions subsidiaires limitant à 79 412 € HT le montant de l’indemnité.

La société ayant maintenu une demande principale de rejet, d’ailleurs visée comme telle dans l’arrêt attaqué, la cour ne pouvait faire comme si la commune et la société s’étaient accordées sur une indemnisation à hauteur du montant retenu par le tribunal, alors au surplus que les conclusions subsidiaires de la société tendaient à limiter à 79 412 € HT le montant de l’indemnité, contre une somme de 95 408,40 € TTC mise à sa charge.

Il faut donc casser l’arrêt dans cette mesure au moins.

Le sujet est celui du ‘fait de la victime qui constitue, on le sait, dans le droit de la responsabilité, l’un des visages de la cause étrangère

5. C’est toutefois le deuxième moyen du pourvoi, relatif à l’arrêt en tant que la cour a statué sur les conclusions tendant à l’indemnisation de l’occupation sans titre du domaine, qui a justifié que l’affaire soit portée devant votre formation de jugement.

La cour s’est inscrite, à bon droit, dans le cadre tracé par votre jurisprudence constante qui retient, depuis un arrêt de section de 1960, SNCF c/ Dame Barbey, que l’occupant sans droit ni titre du domaine public « commet une faute » qui l’oblige à « réparer » le « dommage » causé au gestionnaire domanial en versant à celui-ci une « indemnité » représentant le montant de la redevance dont il aurait dû s’acquitter si l’occupation avait été autorisée 11. Comme l’indique ce champ lexical, ainsi d’ailleurs que le fichage de vos décisions, vous rattachez l’action du gestionnaire domanial contre l’occupant irrégulier au contentieux de la responsabilité.

La cour a ensuite rappelé le motif de votre décision SNCF du 15 avril 2011 12, dont l’apport est d’avoir jugé que si l’autorité gestionnaire du domaine public n’a pas mis l’occupant irrégulier en demeure de quitter les lieux, si elle ne l’a pas invité à régulariser sa situation, ou si elle a entretenu à son égard une ambiguïté sur la régularité de sa situation, ces circonstances sont de nature, le cas échéant, à constituer une cause exonératoire de la responsabilité de l’occupant, dans la mesure où ce comportement du gestionnaire serait constitutif d’une faute, même si elles ne sauraient faire obstacle, dans son principe, au droit du gestionnaire domanial à la réparation du dommage résultant de cette occupation irrégulière.

Ayant rappelé tout cela, la cour a jugé, au point 13 de son arrêt : « La période litigieuse démarrant le 1er mars 2010 et expirant le 19 novembre 2015, la SA Groupe Bigard ne peut utilement se prévaloir des actes pris par la commune de Forges-les-Eaux avant le 1er mars 2010 pour faire valoir une faute de la commune ».

La société requérante soutient que la cour a commis une erreur de droit en excluant par principe qu’une faute commise par la commune avant la période d’occupation sans droit ni titre puisse être de nature à l’exonérer en tout ou partie de sa responsabilité.

Le sujet est donc celui du « fait de la victime » qui constitue, on le sait, dans le droit de la responsabilité, l’un des visages de la cause étrangère et permet au défendeur à l’action d’invoquer un événement ou, comme en l’espèce, un agissement qui lui est extérieur, en vue de rétablir l’exacte causalité du dommage. C’est pourquoi nous parlions en introduction de justice car il s’agit bien de restituer à chacun ce qui lui est dû.

Nous l’avons vu, votre décision SNCF de 2011 énumère, sans prétention à l’exhaustivité, trois faits de la victime (laquelle est dans notre hypothèse le gestionnaire domanial), susceptibles de revêtir le caractère de fautes de nature à exonérer de sa responsabilité l’auteur du dommage (l’occupant irrégulier).

Par définition, les deux premiers cas ne peuvent être caractérisés qu’au cours de la période d’occupation irrégulière puisqu’il s’agit du fait de ne pas mettre en demeure l’occupant non titré de quitter les lieux et du fait de ne pas l’inviter à régulariser sa situation en sollicitant la délivrance d’un titre. En revanche, il nous semble que le troisième, c’est-à-dire le fait d’avoir entretenu à l’égard de l’occupant une ambiguïté sur la régularité de sa situation, peut résulter, contrairement à ce qu’a jugé la cour, d’agissements de la victime, le cas échéant matérialisés par des actes juridiques, antérieurs au début de l’occupation irrégulière, dès lors que ces actes et agissements n’ont pas été rapportés, contredits ou démentis dès le début de cette occupation.

Il suffit de prendre l’exemple – dont on trouve plus d’une illustration dans votre jurisprudence 13 – d’une commune dont le conseil municipal déciderait de céder une dépendance du domaine public communal sans subordonner la réalisation de cette cession, fût-ce implicitement, à une désaffectation et un déclassement préalable. Nous avons en tête une affaire M. jugée l’an dernier à nos conclusions, dans laquelle une commune avait aliéné par voie d’échange une partie de la voirie communale 14. Pareille délibération est évidemment illégale. Et toute illégalité constituant une faute de nature à engager la responsabilité de l’administration 15, nous ne voyons pas au nom de quoi l’acquéreur de bonne foi de la dépendance domaniale qui en prend possession et dont la situation est, après coup, requalifiée en occupation sans titre d’une dépendance du domaine public, compte tenu de l’effet rétroactif de l’annulation de la délibération autorisant la cession et de la résolution de la vente, devrait être privé du droit d’invoquer la faute au moins partiellement exonératoire de la commune à lui avoir cédé cette dépendance sans déclassement préalable, peu important que cette faute soit antérieure au début de l’occupation.

On peut observer que ce type de faute imputable au maître du domaine, de nature à engager sa responsabilité, ne diffère pas fondamentalement de celle consistant à induire l’occupant régulier sur l’étendue de ses droits, par exemple en concluant une convention pourtant interdite sur le domaine public, comme un bail commercial, et en laissant ainsi croire au preneur qu’il bénéficie des garanties prévues par la législation sur les baux commerciaux 16.

Nous croyons donc qu’en jugeant que la société Groupe Bigard ne pouvait se prévaloir d’agissements de la commune antérieurs au 1er mars 2010, la cour a commis une erreur de droit.

Nous ajoutons qu’en l’espèce, il était d’autant moins justifié d’interdire à la société Groupe Bigard de faire état de ce qui s’était passé avant le 1er mars 2010 que cette date ne constitue pas le début de l’occupation irrégulière. Il ressort en effet des pièces du dossier, notamment des deux délibérations du conseil municipal de Forges-les-Eaux du 2 février 2015 et des propres écritures de la commune, que la société occupait sans droit ni titre l’atelier de découpe depuis le 1er janvier 2006 et l’abattoir depuis le 1er mars 2008. Au 1er mars 2010, cela faisait donc plus de quatre ans qu’elle occupait l’atelier de découpe et deux ans qu’elle occupait l’abattoir, sans qu’on lui ait demandé de verser de redevance à ce titre 17.

Il faut bien voir en effet que si la commune a limité sa demande d’indemnité à la période du 1er mars 2010 au 19 novembre 2015, c’est seulement pour tenir compte de la prescription quinquennale des produits domaniaux, conformément à la règle posée à l’article L. 2321-4 du CGPPP. Ainsi, lorsqu’elle s’est avisée, en février 2015, que la société Bigard devait être regardée comme ayant occupé une dépendance de son domaine public, elle est remontée cinq ans en arrière, soit au 1er mars 2010. Dans ces conditions, la cour ne pouvait se limiter à apprécier l’existence d’une faute commise pendant la période au titre de laquelle une indemnité d’occupation sans droit ni titre était réclamée par le gestionnaire domanial, alors que l’occupation irrégulière avait commencé bien avant.

Nous croyons donc qu’il faut casser l’arrêt attaqué, mais c’est là encore une cassation partielle car la société Groupe Bigard n’invoquait une faute exonératoire (à 100 %) que pour obtenir qu’aucune indemnité d’occupation ne soit mise à sa charge au titre de la période du 1er mars 2010 au 15 novembre 2011, en concluant au rejet de la demande d’indemnité formulée par la commune à hauteur de la somme de 315 866,34 € 18.

Dans la perspective du renvoi à la cour, si vous nous suivez pour annuler, nous souhaitons formuler une dernière observation sur la faute exonératoire que la société Groupe Bigard reproche à la commune d’avoir commise.

En toute logique, le seul fait, pour la commune, d’avoir décidé la cession de l’abattoir et de l’atelier de découpe par les délibérations de son conseil municipal des 30 mars 2006 et 2 juin 2008 ne peut caractériser une telle faute. La discipline jurisprudentielle implique en effet de tirer les conséquences de votre décision du 25 juin 2018 ayant jugé que ces délibérations n’étaient pas illégales, dès lors qu’elles devaient être regardées comme subordonnant la cession qu’elles décidaient à un déclassement préalable.

La commune est bel et bien responsable d’une partie du dommage dont elle prétend être indemnisée

Cette circonstance n’épuise pas, pour autant, le débat autour de la faute exonératoire, car la société invoquait plus généralement, et de manière selon nous convaincante, le fait que la commune l’avait entretenue, par son comportement ambigu, dans la conviction qu’elle occupait régulièrement les lieux :

i) elle ne lui avait pas demandé de déguerpir ou de solliciter un quelconque titre ;
ii) elle ne lui avait réclamé le paiement d’aucune redevance, alors que, selon l’article L. 2125-1 du CGPPP, « toute occupation (…) du domaine public d’une personne publique (…) donne lieu au paiement d’une redevance (…) », et que cette situation d’occupation gratuite ne rentrait dans aucun des cas de dispense prévus par les textes ;

iii) la commune avait cessé de réclamer toute forme de redevance ou de loyer le 28 février 2008 pour l’abattoir et le 31 décembre 2005 pour l’atelier de découpe soit à l’expiration de contrats (bail à construction et crédit-bail immobilier) ne mentionnant pas la domanialité publique des parcelles puisqu’ils étaient assortis de promesse de vente ;

iv) cette situation s’était prolongée pendant une longue période, au point que la prescription quinquennale a fait obstacle à ce que la commune soit en droit de réclamer une indemnité d’occupation pour les années 2006 à 2009 inclusivement, alors que, parallèlement, la commune avait donné à bail au groupe, par convention séparée conclue en 2009, les installations frigorifiques attenantes, installant dans son esprit le fait qu’aucun titre n’était nécessaire pour l’abattoir et l’atelier de découpe, dans l’attente de la régularisation des cessions.

Vous l’aurez compris, et puisqu’il s’agit de mettre en œuvre, comme l’implique votre arrêt SNCF, le cadre théorique de la causalité adéquate, notre conviction est que la commune est bel et bien responsable d’une partie du dommage dont elle prétend être indemnisée, si bien qu’il serait juridiquement contestable et moralement inéquitable que le juge n’en tienne aucun compte.

6. Il reste à examiner la kyrielle de moyens dirigés contre l’arrêt en tant qu’il a statué sur l’indemnité d’occupation due au titre du surplus de l’année 2011 et des années suivantes jusqu’au 19 novembre 2015 inclusivement. La critique porte sur l’arrêt en tant qu’il a fixé l’indemnité due à la commune. Il convient de rappeler que, par une délibération de son conseil municipal du 29 novembre 2018, celle-ci avait fixé l’indemnité d’occupation à 184 000 € par an, correspondant à un montant de 31 € par m2, soit un total réclamé à ce titre de 1 051 866 €, en se fondant sur le rapport d’un expert près les tribunaux qu’elle avait elle-même mandaté à cette fin.

La cour a rappelé et mis en œuvre la méthode définie par votre arrêt Ville de Paris c/ SAS Café Georges V du 1er juillet 2019 19, dont il résulte que le gestionnaire du domaine public est fondé à réclamer à l’occupant irrégulier une indemnité compensant les revenus qu’il aurait pu percevoir d’un occupant régulier pendant cette période et qu’il doit à cette fin rechercher le montant des redevances qui auraient été appliquées si l’occupant avait été placé dans une situation régulière, soit par référence à un tarif existant, soit, à défaut, par référence au revenu, tenant compte des avantages de toute nature qu’aurait pu produire l’occupation régulière du domaine. En l’absence de tarif, la cour a donc cherché à apprécier le revenu que la commune aurait pu percevoir et, s’agissant de mettre à disposition un établissement à caractère industriel, elle s’est fondée sur la valeur locative de ce type de locaux.

6.1. La société soutient d’abord que la cour a commis une erreur de droit en se fondant « à titre exclusif sur l’expertise pour fixer le montant de l’indemnité » mise à sa charge. Mais la critique manque en fait. La cour est certes partie du chiffrage retenu par cet expert, mais sans refuser d’examiner la valeur des contestations élevées par la société.

6.2. La société soutient encore que la cour aurait commis une erreur de droit en évaluant le préjudice subi par la commune au titre de la période de 2010 à 2015 sur la base d’une évaluation de la valeur locative des installations à la date de l’expertise, remise le 9 octobre 2018. Toutefois, l’expert s’était bien prononcé sur la valeur locative « pour la période 2010 à 2016 ». En outre, la société Groupe Bigard plaide à l’encontre de ses intérêts en pointant le fait que l’expert s’est placé en 2018. Si son rapport note que, « la construction [date] de 1978, soit environ 40 ans » (à la date de 2018), ce calcul l’a conduit à appliquer un abattement d’1 % par an, soit 40 %, ce qui était donc favorable à la société Bigard.

6.3. La société décèle une autre erreur de droit dans le fait, pour la cour, de s’être appuyée sur l’expertise qui avait évalué la valeur locative sur la base de la valeur moyenne des locaux industriels situés dans la région de Seine-Maritime et de l’Oise d’après la cote des valeurs immobilières Callon. Mais on ne vous explique pas en quoi cette méthode n’aurait pas permis d’apprécier les avantages de toute nature procurés à l’occupant, au sens de l’article L. 2125-3 du CGPPP.

6.4. Contrairement à ce qui est soutenu, la cour n’a pas davantage dénaturé les pièces du dossier en estimant que l’expert avait tenu compte, dans son évaluation, des facteurs physiques, économiques et juridiques susceptibles d’avoir exercé une influence sur les avantages de toute nature retirés de l’occupation.

6.5. Manque par ailleurs en fait le moyen tiré de ce que la cour aurait méconnu son office de juge du plein contentieux en se limitant à un contrôle tiré de l’absence d’erreur manifeste d’appréciation.

6.6. Enfin, n’est pas davantage fondé le moyen tiré de ce que la cour aurait dénaturé les pièces du dossier, en fixant le montant de l’indemnité à la somme de 184 000 € par an. Les deux comparatifs mis en avant par la société – il s’agit de l’abattoir d’Yssingeaux et de l’abattoir du pays du Mont-Blanc – sont sortis de leur contexte et ne démontrent rien.

Par ces motifs, nous concluons :

– à l’annulation de l’arrêt en tant qu’il a statué sur l’indemnité due au titre de la remise en état du domaine et en tant qu’il a statué sur l’indemnité d’occupation sans droit ni titre de l’abattoir et de l’atelier de découpe due par la société Groupe Bigard au titre de la période du 1er mars 2010 au 15 novembre 2011 ;

– au renvoi de l’affaire, dans cette mesure, à la cour administrative d’appel de Douai ;

– à ce que la commune verse la somme de 1 500 € à la société Groupe Bigard au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

– et au rejet du surplus du pourvoi.


EXTRAITS

[…] 3. Lorsque l’autorité gestionnaire du domaine public n’a pas mis l’occupant irrégulier en demeure de quitter les lieux, ne l’a pas invité à régulariser sa situation ou a entretenu à son égard une ambiguïté sur la régularité de sa situation, ces circonstances, si elles ne sauraient faire obstacle, dans son principe, au droit du gestionnaire du domaine public à la réparation du dommage résultant de cette occupation irrégulière, sont de nature, le cas échéant, à constituer une cause exonératoire de la responsabilité de l’occupant, dans la mesure où ce comportement du gestionnaire serait constitutif d’une faute. […]

[…] 11. Il résulte de tout ce qui précède que la société Groupe Bigard est seulement fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque en tant qu’il statue, d’une part et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur l’autre moyen de son pourvoi dirigé contre les motifs correspondants, sur le montant de l’indemnité due à raison de l’occupation sans droit ni titre du domaine public au cours de la période comprise entre le 1er mars 2010 et le 15 novembre 2011 et, d’autre part, sur le mondant de l’indemnité due à raison des frais de remise en état du domaine public. […]

Romain Victor

Romain Victor
Rapporteur public


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