L’immobilier public de demain : Home, sweet (?) Home

Chroniques & Opinions

Un récent rapport de la direction de l’immobilier de l’État envisage l’adaptation du parc immobilier des administrations aux enjeux du télétravail. En arrière-plan se dessinent des perspectives de rétraction des patrimoines publics, voire de l’emploi public.

Difficile de ne pas relever certains hasards du calendrier. Fin juin, une étude de la Coface – dont les conclusions a été abondamment relayées par la presse économique – soulignait les risques de délocalisation considérables des emplois vers les pays émergents que le recours massif au télétravail suscite, de plus en plus d’entreprises étant tentées par une « télémigration » qui réduit drastiquement les coûts de main d’œuvre et autorise d’amples cessions d’immobilier de bureaux 1. Se profilerait en somme le coup – ou plutôt le coût – du plombier polonais à l’envers, à grande échelle et en plus exotique (Maghreb, Inde, Chine…).

Au même moment était rendu public un rapport de la direction de l’immobilier de l’État intitulé L’immobilier public de demain, qui datait en réalité d’octobre 2020. Le fil rouge de ce document réside dans l’adaptation du parc immobilier des administrations au télétravail, confirmant des évolutions que l’on sentait venir 2, au nom d’arguments formulés dans une langue managériale qui en dit long sur l’horizon intellectuel de notre technostructure (agilité, sponsoring du top management, démarche d’asset management, ré-enchantement du bureau [pour lutter contre le désenchantement du monde ?], immobilier résilient, poste de travail revisité, développement du co-working ; et l’on en passe de la même eau, où voguent les poncifs).

La question des surfaces « libérées » et des ventes qu’elles autoriseront ne se trouve évoquée qu’entre les lignes (à propos du « mieux de surfaces » et de l’abaissement du « taux de recouvrement »), alors qu’elle est – évidemment – cruciale. Le télé- travail offre en effet aux propriétaires publics de vastes perspectives pour relancer des cessions immobilières qui, sous certaines réserves conjoncturelles, en étaient venues à s’essouffler ; et ceci, pour l’immobilier de bureaux lui-même (plus seulement pour les bâtiments historiques, les casernes, etc.), dont une partie deviendrait ipso facto inutile.

Face à ces riantes évolutions, les syndicats sont atones et les employés, anesthésiés par le confort trompeur qu’offre le télétravail (en épargnant notamment les tracas liés au temps de déplacement). Pourtant les impacts psychosociaux du procédé sont multiples, les effets discriminants incontestables 3, l’empreinte environnementale sérieuse (contrairement aux idées reçues), alors que les DRH surfent sur la vague Covid pour imposer insidieusement cette nouvelle forme de servitude (volontaire ?) en l’emballant dans un « discours RSE » des plus cyniques.

Sans doute le choc reste-t-il et demeurera-t-il moins violent dans le secteur public que dans le secteur privé. Mais les agents des administrations, de plus en plus souvent contractuels au surplus, auraient tort de se croire à l’abri des balles. Car, après la rétraction du parc immobilier des employeurs publics et les charmes du bureau à domicile (lequel fait beaucoup, on le sait, pour la paix des ménages et la joie des familles), la prochaine étape sera une réflexion des penseurs de Bercy sur les coûts de main d’œuvre, calculette en main. Autant dire que les manuels de droit de la fonction publique, dont les titres évoluent d’ailleurs significativement 4, devront peut-être à l’avenir s’enrichir d’un chapitre sur l’emploi public déterritorialisé (avec à la clef, sans doute, quelques menues interrogations sur la qualité des relations administrations-usagers, le service public de proximité et autres vieilles lunes du « monde d’avant »).

1 M. Carias, C. Louis, If it can be done from home, could it be done from abroad ? The risks and opportunities of virtual offshoring : COFACE economic publications, 23 juin 2021.
2 Vers le flex-service public : Revue des droits et libertés fondamentaux 2021, chron. n° 05 (en ligne).
3 L. Assouly, Le télétravail est un remake, sans grande surprise, des disparités sociales, Le Monde, 2 juill. 2021.
4 A. Foubert, Droit de l’emploi public, PUF, 2020.

Philippe Yolka
Professeur de droit public – Université Grenoble Alpes