Le domaine public portuaire et le concept de « fluvio-maritime »

Chroniques & Opinions

Jusqu’à son abrogation par l’ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006, l’article 538 du code civil classait les ports dans le domaine public. Il convenait d’entendre cette notion au sens donné par les auteurs du code en 1804, c’est-à-dire un bien qui relevait de la propriété de l’État. C’est un arrêt concernant l’aménagement du port fluvial de Bonneuil-sur-Marne qui a défini les critères jurisprudentiels du domaine public *. Selon cette décision, les terrains en cause concouraient au fonctionnement de l’ensemble du port, et en conséquence faisaient partie du domaine public.

À aucun moment l’arrêt n’indique la nature ni du service public, ni celle du domaine public. Ce n’est qu’ultérieurement que la jurisprudence sera plus précise.

Quelle est la consistance du domaine public portuaire, et la création d’un grand port fluvio-maritime comportant un secteur maritime et un secteur fluvial a- t-elle une incidence sur le régime domanial des biens de l’établissement public ?


I. LA CONSISTANCE DU DOMAINE PUBLIC PORTUAIRE

Dès 1972, la notion de « domaine public portuaire » apparaît dans la jurisprudence 1. Elle a été de plus en plus utilisée, tant avant 2 qu’après 3 l’entrée en vigueur du code général de la propriété des personnes publiques, alors que celui-ci définit le domaine public maritime et le domaine public fluvial artificiel comme faisant partie du domaine portuaire.

La première difficulté que l’on rencontre est que la notion de port n’est pas définie en droit français, hormis les ports militaires. Afin de contourner cette difficulté, il a été prévu une délimitation administrative du port qui n’est pas obligatoire. L’objet de cette procédure consiste à déterminer un périmètre à l’intérieur duquel se trouve des ouvrages portuaires et s’y exercent des activités en rapport avec ces ouvrages. Pour les grands ports maritimes et les ports de Saint-Pierre-et-Miquelon, c’est le préfet du département qui approuve la délimitation, tandis que pour les ports à gestion décentralisée, c’est l’exécutif de la collectivité territoriale ou l’établissement public re- groupant ces collectivités qui la fixe.

La délimitation administrative d’un port n’a pas en principe d’incidence sur le régime domanial des propriétés immobilières situées à l’intérieur du périmètre en cause. Contrairement à ce qu’indiquait l’article 538 du code civil, des propriétés appartenant à d’autres personnes publiques que l’autorité portuaire, voire appartenant à des per- sonnes privées, peuvent exister dans un port

La détermination du périmètre portuaire n’a pour effet que de créer une présomption simple du caractère portuaire de la zone concernée. Cependant, la limite administrative du port « côté mer » constitue la limite de compétence du préfet du département (côté terre) et du préfet maritime (côté mer) 4. Par ailleurs, il résulte du code des transports 5 que les polices spéciales en matière portuaire s’exercent à l’intérieur des limites administratives du port. Néanmoins, le juge administratif admet que des infractions à la police de la grande voirie soient réprimées sur le fondement des dispositions du code des transports, alors que les faits se sont déroulés en dehors des limites administratives d’un port 6. On soulignera encore que, pour l’application des procédures d’extension d’un port, bien que la zone prévue pour la réalisation des travaux soit située en dehors des limites administratives d’un port, elle doit être qualifiée de zone portuaire 7.

Les grands ports maritimes de même que le grand port fluvio-maritime de l’axe Seine sont dotés d’une circonscription. Si la procédure d’approbation par le préfet de région est précisée dans le code des transports, aucune définition n’est donnée à cette notion. Pour la connaitre, il faut se reporter à un avis de la section des travaux publics du Conseil d’État selon lequel, après avoir constaté qu’un établissement public portuaire ne pouvait pas exercer ses activités en dehors de sa circonscription, a considéré que celle-ci « doit s’étendre aux plans d’eau et aux terrains dont ce port sera conduit, dans un délai prévisible à demander l’affectation ou à faire l’acquisition » 8.

Ainsi, le législateur a autorisé les grands ports maritimes a constitué des réserves foncières 9, lesquelles font partie du domaine privé de l’établissement public 10. La loi précise toute- fois que cette appartenance au domaine privé est reconnue à l’exclusion des terrains et bâtiments formant un ensemble indivisible avec des biens immobiliers appartenant au domaine public.

La question se pose de savoir si une zone industrialo-portuaire constitue un ensemble indivisible avec le port proprement dit. En d’autres termes, la théorie de la domanialité publique globale 11 s’applique-t-elle dans cette hypothèse ? Avant l’entrée en vigueur du code général de la propriété des personnes publiques, deux décisions du Conseil d’État ont donné lieu à une interprétation extensive du domaine public portuaire 12. Toutefois, la théorie de la domanialité publique globale ne devrait pas s’appliquer dans les zones industrialo-portuaires pour plusieurs raisons. D’une part, le rapport de présentation de l’ordonnance portant approbation du code précise clairement que la volonté de ses auteurs consiste à réduire la consistance du domaine public. De plus, la loi prévoit que l’État ou le port maritime auto- nome auquel succède un grand port maritime peuvent remettre à cet établissement public des biens faisant partie du domaine privé. D’autre part, la domanialité publique peut constituer un sérieux inconvénient pour accueillir de grands investisseurs qui souhaitent de solides garanties pour réaliser des aménagements industriels. Enfin, il faut rappeler que les réserves foncières font partie en principe du domaine privé de la personne publique. Dans la circonscription d’un grand port maritime, il y a une diversité de régimes fonciers 13.

Quant à l’affectation des terrains situés dans la circonscription d’un grand port maritime, il a été jugé 14 que l’appartenance de terrains au domaine public ne constitue pas en soi un obstacle à ce qu’ils fassent l’objet de prévisions et de prescriptions édictées par un plan local d’urbanisme, si un tel plan ne peut sans erreur manifeste d’appréciation soumettre des terrains inclus dans le domaine public à des prescriptions incompatibles avec l’affectation qui leur est effectivement donnée pour l’exécution notamment du service public portuaire, la seule inclusion dans la circonscription de l’établissement public portuaire de terrains sans affectation précise n’entachant pas, par elle-même, d’illégalité les dispositions du plan qui seraient incompatibles avec l’affectation future de ces terrains à une activité portuaire.

Dans le cas où les prévisions du plan local d’urbanisme rendraient impossible l’affectation ultérieure, que seul l’établissement public portuaire peut décider, de certains de ces terrains à l’activité portuaire, il appartiendrait, le cas échéant, au préfet, de porter à la connaissance du maire les projets d’intérêt général dont la mise en œuvre exige la mise en conformité du plan d’occupation des sols en cours d’élaboration ou de révision.

Pour le droit de l’urbanisme, dans les zones portuaires et industrialo-portuaires, c’est l’affectation au service public portuaire qui doit être protégée, peu importe la nature du domaine public. On observera que selon la jurisprudence, le service public portuaire « inclut à la fois, la sécurité des biens et des personnes et le bon emploi des outillages et ouvrages du port » 15, et ce, indépendamment du caractère maritime ou fluvial du domaine public.


II. LE DOMAINE PUBLIC ET LE CARACTÈRE FLUVIO-MARITIME DES PORTS

La plupart des grands ports comportent du domaine public maritime et du domaine public fluvial, mais jusqu’à présent en France, nous connaissions les ports maritimes et les ports fluviaux ou intérieurs. La distinction pour les ports de commerce résulte de l’application du statut international des ports maritimes annexé à la Convention de Genève du 9 décembre 1923. Selon ce texte, un port est maritime lorsqu’il accueille à titre principal du trafic maritime – c’est le cas du port de Rouen, bien qu’il soit aménagé essentiellement sur le domaine public fluvial –, tandis que le port de Paris, également situé sur la Seine, est un port fluvial au regard de cette convention.

L’ordonnance n° 2021-614 et le décret n° 2021-618 du 19 mai 2021 ont créé 16 le grand port fluvio-maritime de l’axe Seine. Cette initiative va-t-elle avoir une incidence sur la gestion du domaine public compris dans la circonscription des ports du Havre, de Rouen et de Paris ?

L’article 1er de l’ordonnance n° 2021-614 du 19 mai 2021 dispose que les transferts de biens, détenus en pleine propriété ou affectés au port autonome de Paris, aux grands ports maritimes du Havre et de Rouen résultant de la dissolution de plein droit de ces établissements publics sont réalisés au profit du grand port fluvio-maritime de l’axe Seine. Les biens appartenant au domaine public naturel ne sont pas transférables en pleine propriété, ils continuent d’appartenir à l’État.

Il résulte de l’article 6 de cette ordonnance que « la circonscription du nouvel établissement public est composée d’un secteur fluvial correspondant à la circonscription du port autonome de Paris et d’un secteur maritime, correspondant aux circonscriptions des grands ports maritimes du Havre et de Rouen ».

La création de ces secteurs n’a pas d’incidence sur la nature du domaine public portuaire, mais concerne « la police, la sûreté et la sécurité » 17 ; toutefois, dans le secteur fluvial l’interdiction d’exploiter des outillages publics ne s’applique pas 18, alors qu’une telle prohibition s’impose sur le domaine public fluvial situé dans le secteur maritime du grand port fluvio-maritime.

Si l’article L. 5312-7 du code des transports prévoit que « dans un grand port fluvio-maritime, [l’autorité portuaire] exerce la police de la conservation du domaine du secteur fluvial dans les conditions prévues par le code général de la propriété des personnes publiques », ce texte n’a pas pour objet, ni pour effet de classer l’ensemble du domaine public situé dans le secteur fluvial dans le domaine public fluvial. Déjà, dans les grands ports maritimes existant avant la réforme résultant de l’ordonnance n° 2021-614 du 19 mai 2021, l’autorité portuaire assurait la police de la conservation à la fois du domaine public fluvial et du domaine public maritime.

À propos du domaine public fluvial artificiel dans les ports intérieurs, l’article L. 2111-10 du code général de la propriété des personnes publiques dispose que « le domaine public fluvial artificiel est constitué […] 3° des biens immobiliers appartenant à l’une de ces personnes publiques et concourant au fonctionnement d’ensemble des ports intérieurs, y compris le sol et le sous-sol des plans d’eau lorsqu’ils sont individualisables ». C’est le cas pour « le secteur fluvial » dans lequel sont situés les biens immobiliers qui relevaient précédemment du port autonome de Paris à l’intérieur ses limites administratives ; tandis que pour les ports maritimes, il résulte de l’article L. 2111-6-2° dudit code qu’à l’intérieur des limites administratives, font partie du domaine public artificiel fluvial les biens immobiliers, situés en amont de la limite transversale de la mer et concourant au fonctionnement d’ensemble des ports maritimes, y compris le sol et le sous-sol des plans d’eau lorsqu’ils sont individualisables. Cette dernière disposition soulève une difficulté d’application car la limite transversale de la mer dans un fleuve ne fait que joindre les deux rives du cours d’eau sans que cette limite s’étende en ligne droite de part et d’autre de ce dernier.

Outre la différence de règles de police qui s’appliquent sur le domaine public fluvial ou maritime, la distinction entre ces deux domaines peut donner lieu à des effets juridiques distincts. Ainsi, en cas d’occupation sans titre du domaine public fluvial, la majoration de 100 % de l’indemnité d’occupation est inapplicable pour le domaine public maritime.

S’agissant des poursuites pour contravention de grande voirie, si un agent chargé de la police des ports commet une erreur sur la nature du domaine public en dressant un procès-verbal de constat, il appartient au juge saisi d’une contravention de grande voirie de rechercher le domaine public concerné et le texte applicable 19. Dans un grand port fluvio-maritime, le président du directoire est compétent pour engager des poursuites au titre de la police de la grande voirie pour l’ensemble du domaine public relevant de l’établissement, il peut déléguer sa signature 20 à un directeur délégué.

Enfin qu’il s’agisse du domaine public naturel maritime ou fluvial, les travaux de remblaiement réalisés dans les limites d’un port par la collectivité ou l’établissement public propriétaire ont pour effet d’incorporer les terrains ainsi endigués dans le domaine public artificiel 21, qui sera maritime ou fluvial selon le régime juridique des terrains d’assiette des travaux.


CONCLUSION

La création du grand port fluvio-maritime de l’axe Seine, si elle comporte des particularités quant à la gestion du domaine public, ne remet pas en cause la définition légale du domaine public artificiel maritime ou fluvial. Elle permet de constater que ce domaine public s’apprécie indépendamment de la nature des services publics portuaires, et du statut de la personne publique propriétaire du port. Il convient d’ajouter que le domaine public ne constitue pas nécessairement le support indispensable du service public, comme l’a confirmé le Conseil constitutionnel 22 à propos de la réforme du régime des aéroports 23.

* CE, sect., 19 oct. 1956, n° 20180, Sté Le Béton : Lebon, p. 375 ; RDP 1957, p. 310 concl. Long.
1 CE, 5 juill. 1972, n° 80671, SA de Transit et de consignation SATCO : Lebon. 2 CE, 22 avr. 1988, n° 59512, Entreprise Dodin : Lebon ; DMF 1989 p. 94, note R. Rézenthel – CE, 23 juin 1993, n° 111569, Sté SICER – CE, 29 juill. 1994, n° 137299, Sté de transit martiniquaise (SOTRAMA) : Lebon, T. – CE, 30 déc. 2003, n° 260429, Sté de chantier naval (SOCHANA) – CE, 27 juill. 2005, n° 280278, Synd. mixte des ports et bases nautiques du Morbihan.
3 CE, sect., 19 juin 2015, n° 369558, Sté immobilière du port de Boulogne : Lebon – CE, 1er juin 2016, n° 394069, Sté SMART : Lebon, T. – CE, 6 juin 2018, n° 408539, Cne de Cannes – CE, 19 sept. 2018, n° 415044, Sté ENTMV : Lebon, T. – T. confl., 8 avr. 2019, n° 4157, Sté CNMP : Lebon, T. – CE, 9 juin 2020, n° 434117, Cne de Saint-Pierre : Lebon, T.
4 D. n° 2004-112, 6 févr. 2004 relatif à l’organisation de l’action de l’État en mer, art. 1.
5 C. transp., art. L. 5331-1, L. 5331-10, L. 5334-1, R. 5332-1 et R. 5333-24.
6 CE, 22 avr.1988, n° 59512, Entreprise Dodin : Lebon.
7 CE, 29 déc. 1993, n° 148567, Ville de Royan Lebon, T.
8 CE, avis sect. trav. publ., 20 oct. 1976, n° 317979.
9 C. urb., art. L. 221-1.
10 CGPPP, art. L. 2211-1.
11 CE, avis, sect. trav. publ., 13 juin 1989, n° 345012, obs. F. Melleray, in Les grandes décisions du droit administratif des biens, p. 87 et s., Dalloz, 2015.
12 CE, 8 mars 1993, n° 119801 : Lebon, T. – CE, 17 déc. 2003, n° 236827, Sté Leader Racing.
13 R. Rézenthel, Le patchwork domanial dans la circonscription des grands ports maritimes, in Mélanges Christian Lavialle, éd. Presses Universitaires de Toulouse 1, 2020, p. 571 et s.
14 CE, 28 juill. 2000, n° 135835, Port autonome de Nantes – Saint-Nazaire : Lebon ; DMF 2001, p. 232, note R. Rézenthel.
15 CE, 4 oct. 2004, n° 259525, Sarl CHT.
16 R. Rézenthel, Le grand port fluvio-maritime : une nouvelle catégorie d’établissement public : DMF 2021, n° 836, p. 571.
17 Ord. n° 2021-614, art. 12.
18 Ord. n° 2021-614, art. 15.
19 CE, 19 janv. 1998, n° 158579 : Lebon, T.
20 C. transp., art. L. 5337-3-2.
21 CE, avis, 16 oct. 1980, n° 327217.
22 Cons. const., 14 avr. 2005, n° 2005-513 DC. 23 L. n° 2005-357, 20 avr. 2005.

Robert Rézenthel
Docteur en droit Avocat au barreau de Montpellier