Le droit des biens publics en crise d’identité ?

Tribune

En un temps où la question de l’identité (nationale, constitutionnelle, etc.) hante visiblement certains esprits, il n’est pas interdit de la considérer par le petit bout de la lunette pour scruter celle – heureusement moins inflammable ! – de l’identité du droit des biens publics. C’est que, dans la période récente, certaines lignes ont incontestablement bougé, à propos de catégories et notions fondamentales de cette austère matière.

D’abord, la distinction des domaines public et privé continue de s’oxyder lentement. Des régimes mixtes prospèrent ainsi en zone frontalière, comme ceux applicables aux chemins ruraux ou aux biens sectionaux 1. La création d’un « tiers domaine » a pu être suggérée pour accueillir les actifs immatériels, qui s’insèrent mal dans les cadres classiques 2. Il y a là autant d’illustrations d’une thématique inusable, celle de l’échelle (en l’occurrence, de domanialité), dont quelques « défaiseurs de systèmes » ont sondé les potentialités, mais qui reste dans les limbes doctrinaux 3.

Si l’on admet ensuite que le régime de la propriété publique (soit, de l’ensemble des biens appartenant aux personnes publiques) était jusqu’à présent défini par référence aux principes d’insaisissabilité et d’incessibilité (sous la valeur réelle), l’évolution apparaît double. D’une part, le premier est rogné à la fois par les textes (CCH, art. L. 412-4-1 – L. n° 2021-1104, 22 août 2021, art. 220) et par la jurisprudence (tant européenne 4 qu’administrative 5). D’autre part et en sens inverse, le périmètre du second vient d’être étendu à la prohibition des locations au rabais, sous les mêmes réserves prétoriennes – motifs d’intérêt général, contreparties suffisantes – que celles touchant les cessions 6. Est-ce plutôt déséquilibre ou rééquilibrage entre les deux piliers de la propriété publique ? Peut-être simplement de ces ajustements qu’appelle tous les jours la vie du droit, car le juriste ne dessine jamais que sur du sable.

L’ADN de la propriété publique en sort-il modifié 7 ? Ces changements sont importants, mais il y a sans doute plus évolutions que révolution. L’insaisissabilité, qui demeure un principe législatif (CGPPP, art. L. 2311-1), ne voit son territoire que faiblement réduit ; et il n’est pas sûr que certaines jurisprudences manifestent une volonté vraiment réfléchie d’en limiter le champ d’application 8. Quant à l’extension de la référence à la valeur de marché, des cessions aux locations, on peut y voir davantage une consolidation qu’une remise en cause du régime de la propriété publique, de plus en plus fermement arrimé au droit des finances publiques (il y a là en vérité deux branches d’un grand arbre aux bois noueux 9, le droit des patrimoines publics 10). Cet alignement semble tout à fait cohérent : dès lors que les deniers publics sont en jeu (au titre d’opérations de gestion ou de cession), une solution différente aurait même surpris. Tout ceci gagnera à être explicitement complété par l’affirmation claire et nette d’une interdiction faite aux personnes publiques d’acquérir des biens (ou d’ailleurs d’en prendre en location) au-dessus de leur « valeur de marché » ; alors, le puzzle sera complet. Restera juste à coller une étiquette sur la boîte, le terme d’« incessibilité » étant devenu beaucoup trop limitatif pour rendre compte de cette approche ad valorem globale. Car la préservation de la valeur, voilà la grande idée qui triomphe, enjambe les siècles et vient finalement de l’Ancien Régime (par-delà une Révolution et un XIXe siècle ayant enfanté le droit domanial moderne, tout entier orienté vers l’affectation). On mesure ici l’épaisseur historique de notre « Constitution administrative » 11, inscrite dans une longue durée qui a forgé – pour citer Braudel – L’identité de la France.

1 H. Devillers, À la croisée des chemins ruraux. Réflexions sur leur régime domanial : Dr. Voirie 2021, p. 224 – J.-F. Joye et a., Sui generis : des personnes publiques spéciales aux « biens publics spéciaux » : JCP A 2021, n° 14, p. 29. 2 P.-A. Blanchet, La valorisation du patrimoine immatériel des personnes publiques, L’Harmattan, 2020.
3 F. Melleray, L’échelle de la domanialité in Mél. F. Moderne, Dalloz, 2004, p. 287. Plus largement, X. Dupré de Boulois et a., La représentation de l’échelle comme substitut aux classifications, in Les classifications en droit administratif, Mare et Martin, 2021, p. 341.
4 Sur son assimilation à une garantie illimitée de l’État, v. par ex. CJUE, 19 sept. 2018, n° C-438/16 P.
5 Not. CE, sect., 18 nov. 2005, n° 271898 : Lebon ; GDDAB, 3e éd., 2018, n° 95.
6 CE, 28 sept. 2021, n° 431625, CCAS Pauillac : Lebon, T. ; AJDA 2021, p. 2579, chron. E. Glaser ; Contrats – Marchés publ. 2021, comm. 354, note P. Soler-Couteaux ; JCP A 2021, 2349, note C. Chamard-Heim ; RDI 2021, p. 662, note N. Foulquier ; infra, p. 16, note Roux.
7 C. Chamard-Heim, Faut-il repenser l’identité de la propriété publique ? : Dr. Voirie 2021, p. 217.
8 CE, sect., 11 févr. 1994, n° 109564 : Lebon ; GDDAB, n° 5 – 23 janv. 2020, n° 430192 et n° 430389 : Lebon, T. – 10 mars 2020, n° 432555 : Lebon ; Dr. Voirie 2020, p. 67, note Devillers.
9 Sur certains hiatus entre les approches domaniale et comptable, L. Bahougne, A. Camus, Droit de la comptabilité publique, PUF, 2020, spéc. n° 109 et s.
10 C. Chamard-Heim, Propriété publique et finances publiques : Dr. Voirie 2020, p. 207.
11 J.-J. Bienvenu et a. (dir.), La Constitution administrative de la France, Dalloz, 2012.

Philippe Yolka
Professeur de droit public – Université Grenoble Alpes