Une propriété pas très orthodoxe ?

Tribune

Si l’usage par le juge administratif des concepts clefs du droit privé est une question fort connue, celle des influences du droit privé sur le droit administratif ne saurait s’y résumer, tant il est vrai qu’une dimension doctrinale doit être intégrée à la réflexion 1. Dans la perspective d’une histoire intellectuelle de la discipline (qui reste à écrire, sur tant de points), l’on serait assez tenté d’évoquer des « transferts doctrinaux » pour désigner l’usage par les publicistes de l’outillage intellectuel forgé par les civilistes. La propriété offre un exemple intéressant de cette circulation interdoctrinale, non seulement par l’emprunt de la vision dominante héritée de 1804 puis lustrée par des générations de privatistes bon teint (ce qui n’appelle pas ici de commentaires particuliers), mais aussi – c’est le point que l’on voudrait souligner – par la reprise de conceptions hétérodoxes sinon hérétiques.

Rappelons qu’en droit domanial le débat architectural a tourné peu ou prou dans les trois dernières décennies autour du fait de savoir si la propriété des personnes publiques est la même que celle des personnes privées 2. Il y a belle lurette que les termes de cette disputatio se sont figés, entre ceux qui croyaient à l’autonomie et ceux qui n’y croyaient pas, sans que ce dialogue de sourds n’ait jamais vraiment abouti ni même cessé ; impasse relativement logique, vu les conditions dans lesquelles le questionnement s’est développé et – sans doute – les phénomènes de croyance qui le sous-tendent. Quoi qu’il en soit, des tentatives méritoires ont été imaginées pour sortir de l’ornière, certains auteurs ayant cherché à faire un pas de côté en lorgnant vers des visions civilistes alternatives de la propriété, celles de S. Ginossar, de F. Zenati-Castaing ou encore de W. Dross 3.

Ces essais sont instructifs à plusieurs titres : par le caractère hypnotique de certains débats, qui attirent les auteurs comme la lumière les papillons de nuit ; par la capacité de la doctrine à remettre inlassablement l’ouvrage sur le métier, quand même l’effort serait sans conséquences pratiques directes (c’est la beauté du geste doctrinal plutôt que sa faiblesse, croit-on) ; par ce constat troublant que même dans leurs tentatives de renouvellement, les publicistes éprouvent – faut-il parler de tutelle intellectuelle ? – le besoin de se référer aux constructions privatistes. Il y a là une preuve supplémentaire de la « saturation du droit administratif par le droit civil » (Jean-Jacques Bienvenu) 4.

1. B.Plessix, L’utilisation du droit civil dans l’élaboration du droit administratif ,éd.Panthéon -Assas,2003,spéc.p.37.
2. Pour une présentation, J.-F. Giacuzzo, B. Schmaltz, « La propriété des personnes publiques », in AFDA, Les controverses en droit administratif, Dalloz, 2017, p. 105.
3. V. en particulier S. Fourmond, Occupations privatives du domaine public et droit des patrimoines : le droit des biens à l’aune de l’obligation réelle, Th. Nantes, 2000 – B. Schmaltz, Les personnes publiques propriétaires. Essai sur le fonds administratif, Dalloz, 2016 – J.-Ph. Orlandini, La dénaturation des critères du domaine public, Th. Toulouse 1, 2018 – H. Devillers, L’utilisation du bien d’autrui par une personne publique. Recherche sur le statut de personne publique locataire, Mare et Martin, 2019.
4. Préface à la thèse précitée de B. Plessix, p. 6.

Philippe Yolka
Professeur de droit public, Université Grenoble-Alpes (CRJ)