Chroniques & Opinions
En dépit d’une tendance récente à la judiciarisation, le contentieux des servitudes constituées sur les dépendances du domaine public reste partagé entre les deux ordres de juridiction, comme l’est celui des servitudes grevant les biens immobiliers du domaine privé. C’est l’illustration d’un constat plus général : malgré la liaison historique entre dualités domaniale et juridictionnelle, la distinction des domaines n’est plus aujourd’hui une clef efficace pour ventiler le contentieux des propriétés publiques.
Centré sur la question de la compatibilité avec l’affectation publique, qui détermine la légalité des droits en cause, le contentieux des servitudes sur le domaine public se trouve partagé depuis le XIXe siècle entre les deux ordres de juridiction 1. Une question était de savoir si l’assouplissement des règles de fond réalisé par l’article L. 2122-4 du code général de la propriété des personnes publiques 2 allait s’accompagner, par une sorte d’effet domino, d’une simplification de la carte des compétences juridictionnelles. Cela n’était pas évident, mais pas exclu non plus.
D’un côté, un phénomène de judiciarisation paraît bel et bien à l’œuvre, le Tribunal des conflits ayant considéré que le juge judiciaire serait désormais compétent pour apprécier la compatibilité des servitudes préconstituées avant l’entrée en vigueur du code général de la propriété des personnes publiques 3. Cet arrêt, dont la rédaction aurait gagné à être plus compréhensive, laisse ouverte la question de compétence pour les servitudes constituées postérieurement. Il est probable que la même solution aura vocation à s’appliquer à ces dernières, si l’on considère que le point nodal dans l’affaire est l’appréciation d’un rapport de compatibilité, que l’approche ratione temporis ne modifie en rien. Mais cette jurisprudence simplificatrice peut toujours être contestée, la confrontation d’un droit réel civil à une affectation publique étant susceptible de soulever des difficultés dont il ne semblerait pas incongru de confier l’appréciation au juge administratif. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence des juridictions du fond se révèle favorable à la compétence judiciaire 4 .
D’un autre côté, le juge administratif conserve des chefs de compétence se rapportant plus ou moins directement aux servitudes sur le domaine public.
D’une part, outre le contentieux des actes administratifs détachables 5, il continue de retenir occasionnellement sa compétence pour apprécier l’existence de telles servitudes 6 et une pratique contentieuse qui s’est déployée depuis l’entrée en vigueur de la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques (pratique dont il n’est pas interdit de se demander si elle sera vraiment remise en cause par la jurisprudence précitée du Tribunal des conflits) montre que les juridictions administratives ont massivement mis en œuvre le « test de compatibilité » 7. D’autre part, le contentieux des travaux publics constitue un riche « réservoir de compétence administrative ». Ainsi, lorsque des ouvrages privés figurent dans l’emprise du domaine public, la créance fondée sur l’obligation du bénéficiaire d’une autorisation d’occupation temporaire de supporter les frais de déplacement des installations aménagées en vertu de cette autorisation présente une nature administrative et relève donc au contentieux de la juridiction administrative, quand bien même ces ouvrages, au moment de leur réalisation, traversaient des terrains privés en vertu de servitudes de passage consenties par les propriétaires desdits terrains 8. Ainsi encore, des servitudes maintenues sur le domaine public peuvent-elles être traitées par le juge administratif à certains égards comme des autorisations d’occupation du domaine public « classiques » (ce qui introduit un germe de publicisation les éloignant du code civil), s’agissant des frais de déplacement des ouvrages implantés par leurs bénéficiaires respectifs en cas de travaux exécutés dans l’intérêt du domaine occupé et conformes à sa destination 9.
Le contentieux des servitudes sur le domaine public demeure donc partagé, mais… celui touchant les servitudes constituées sur le domaine privé l’est aussi ! Le principe d’une compétence judiciaire est ici bien sûr de mise, appuyé sur l’opinio communis d’une gestion immobilière privée 10 (quelquefois aussi, sur des textes spécifiques 11), qui conduit régulièrement le juge administratif à décliner sa compétence 12. Les quelques réserves antérieures liées à la théorie des actes administratifs détachables 13 n’ont pas pesé lourd face à la jurisprudence Sarl Brasserie du Théâtre 14 ; et les contentieux ultérieurs donnent à penser que le contentieux des servitudes sur le domaine privé constituerait pour de bon une « chasse gardée » des juridictions judiciaires 15. Ce serait pourtant oublier que les recours introduits par les tiers, singulièrement contre les délibérations autorisant la constitution de servitudes, continuent de relever de la juridiction administrative 16 ; et que celle-ci se livre, comme elle l’a fait jusqu’à maintenant sur le domaine public, à un contrôle de compatibilité quand une servitude vient lester un bien du domaine privé grevé d’une affectation publique, ce qui est le cas de certaines voies de circulation 17. On mesure donc, à travers l’exemple des servitudes, les limites du dualisme domanial comme facteur explicatif de la répartition des compétences juridictionnelles, limites que des éléments étrangers à ce contentieux singulier rendent par ailleurs de plus en plus tangibles 18.
1 Comp., par ex., d’une part, Cass. req., 11 nov. 1867, Pillias : S. 1868, 1, p. 30 – Cass. req., 8 nov. 1909, Vergnes, Verdet : S. 1912, 1, p. 521, note Mestre – Cass. civ., 19 mai 1926, État c/ Viala : S. 1926, 1, p. 230 – Cass. req., 30 mai 1932, État c/ Gascard : Gaz. Pal. 1932, 2, p. 357. Moins anciennement, Cass. 3e civ., 3 févr. 2010, n° 09-12.359. D’autre part, CE, 30 mars 1928, Min. Travaux publics c/ Esquirol : Lebon, p. 499 ; DP 1929, 3, p. 13, note Mayer ; S. 1929, 3, p. 2, obs. Berthélemy – CE, 10 mai 1939, Risselet : Lebon, p. 301.
2 « Des servitudes établies par conventions passées entre les propriétaires, conformément à l’article 639 du code civil, peuvent grever des biens des personnes publiques mentionnées à l’article L. 1, qui relèvent du domaine public, dans la mesure où leur existence est compatible avec l’affectation de ceux de ces biens sur lesquels ces servitudes s’exercent ».
3 T. confl., 5 juill. 2021, n° C4218, SCI LMG : BJCP 2021, p. 455, concl. Polge, obs. Schwartz ; Contrats-Marchés publ. 2021., chron. 7, obs. Soler- Couteaux, Zimmer et Waltuch ; Dr. Voirie 2021, obs. p. 207 et p. 243, chron. Meurant ; JCP A 2021, 2321, obs. Chamard-Heim ; RDI 2021, p. 663, obs. Foulquier.
4 V. par ex., pour une servitude non aedificandi, CA Paris, 4 juin 2021, n° 21/040447, Paris Habitat. Pour une servitude de passage, CAA Marseille, 30 mai 2022, n° 20MA02360, SCI Les 3 M, Sarl Hydro Aéro Concept : Dr. Voirie 2022, obs. p. 136.
5 Par ex., CAA Nancy, 8 avr. 2020, n° 18NC02549, Épx M. c/ Cne de Sermange (et n° 18NC02552, A.D. c/ Cne de Gendrey) : RDI 2020, p. 395, obs. Foulquier.
6 Par ex., CAA Nancy, 4 févr. 2021, n° 19NC01955, M. et Mme D c/ Cne de Vieilley.
7 CAA Marseille, 10 juill. 2020, n° 18MA00946, Sarl Gestion patrimoniale foncière : Contrats-Marchés publ. 2020, comm. 303, note Hoepffner ; Dr. Voirie 2020, obs. p. 190 – CAA Bordeaux, 28 sept. 2021, n° 19BX04539 – TA Versailles, 5 mai 2009, n° 0609799.
8 Cass. 1re civ., 29 mars 2017, n° 16-10.663, Sté Sarcelles investissement : Bull. civ. I ; Dr. adm. 2017, alerte 78.
9 CE, 31 mars 2022, n° 453904, Dpt du Val-d’Oise : Lebon ; AJDA 2022, p. 1171, concl. Ciavaldini ; Dr. Voirie 2022, obs. p. 100 ; Dr. adm. 2022, comm. 29, note Éveillard ; JCP A 2022, act. 278, obs. Friedrich ; RDI 2022, p. 344 obs. Foulquier.
10 Par ex., T. confl., 22 févr. 1960, Borel : Lebon, p. 857 ; Rev. adm. 1960, p. 133, note Liet-Veaux – CE, 13 juill. 1965, Gué : Lebon, p. 445 ; Rev. adm. 1965, p. 374, note Liet-Veaux – Cass. 3e civ., 2 mars 1988, n° 86-17.018 : Bull. civ. III, n° 49.
11 T. confl., 6 mai 2002, n° 02-03.290, Sté SM c/ Synd. eaux de Molsheim, impl. : Lebon, p. 652 ; Bull. confl. 2002, n° 11 ; BJCL 2002, p. 370, concl. Schwartz ; Dr. adm. 2002, comm. 186, note Schwartz.
12 Par ex., CE, 5 nov. 1990, n° 83224, X c./ Cne Tourrette-Levens – CE, 18 nov. 1996, n° 156665 – CAA Nancy, 14 déc. 1995, n° 95NC01040 – CAA Nancy, 5 oct. 1995, n° 95NC00200 – CAA Nantes, 28 mai 1997, n° 95NT00869, Y c/ Cne Hardinvast – CAA Marseille, 15 janv. 2004, n° 00MA01479, Cne Saint- Pons-de-Thomières – CAA Marseille, 21 janv. 2010, n° 08MA01729 : JCP A 2010, 2253 – CAA Lyon, 17 mai 2018, n° 16LY02633.
13 Par ex., TA Versailles, 23 janv. 1986, Guaisnon, inéd.
14 T. confl., 22 nov. 2010, n° 3764 : GDDAB, Dalloz, 4° éd., comm. 72, obs. Melleray.
15 En ce sens, CAA Nancy, 22 nov. 2012, n° 11NC00982, X c/ Assoc. foncière de Behlenheim – CAA Nantes, 19 mars 2021, n° 19NT03826, C. c/ Cne de Remouillé : Dr. Voirie 2021, obs. p. 131.
16 Par ex., CAA Lyon, 26 juill. 2022, n° 21LY02116, Assoc. Courchevel patrimoine et environnement : Dr. Voirie 2022, obs. p. 194.
17 V., s’agissant d’une servitude de passage des troupeaux, CAA Marseille, 20 janv. 2015, n° 12MA04398 (égal., sur la même affaire, CAA Marseille, 13 oct. 2015, n° 14MA01877 ; 3 déc. 2018, n° 16MA04634).
18 Pour des cas de « compétences croisées » en référé, d’une part : Cass. 3e civ., 22 oct. 2015, n° 14-11.776 : Bull. civ. III, n° 363 ; AJDA 2016, p. 132 ; JCP A 2015, act. 918, obs. Laporte ; JCP G 2016, p. 331, avis Sturlèse et note Gautier. D’autre part : CE, réf., 30 août 2018, n° 423240, C. et D. c/ Cne Canéjean et Cté cnes Jalle-Eau Bourde – TA Toulouse, réf., 28 mai 2019, n° 1902794, Union dép. des synd. CGT Tarn-et-Garonne : Contrats-Marchés publ. 2019, chron. 6, obs. Soler-Couteaux, Zimmer et Waltuch, n° 28 ; JCP A 15 juill. 2019, p. 20. Pour une vue d’ensemble, A. Falgas, Le dualisme juridictionnel en matière de propriété publique, PU Toulouse 1 Capitole, 2019.

Philippe Yolka
Professeur de droit public
Université Grenoble Alpes