Les personnes publiques peuvent (l)également acquérir par prescription

Cours & Tribunaux

Cass. 3e civ., 4 janvier 2023, n° 21-18.993 (FS-B)
Cass. 3e civ., 4 janvier 2023, n° 21-19.791

Par deux arrêts du 4 janvier 2023, la Cour de cassation rappelle qu’à l’instar des personnes privées, les personnes publiques peuvent aussi acquérir des biens par la prescription acquisitive. Sur ce point, si le Code général de la propriété des personnes publiques ne prévoit pas expressément cette faculté, il n’en demeure pas moins, selon la Haute Juridiction judiciaire, que les personnes publiques ont tout autant cette possibilité. La Cour de cassation sanctionne donc l’arrêt ayant dénié cette faculté et confirme celui l’ayant retenue.


COMMENTAIRE

Deux décisions, pour une solution.

Dans la première affaire, en 1996, Mme V. et sa fille ont cédé à la commune de Saint-André deux parcelles. Considérant que la commune occupait irrégulièrement un terrain voisin sur lequel ont été édifiés des bâtiments communaux, elles ont assigné devant le juge judiciaire la collectivité territoriale en libération et en remise en état des lieux, ainsi qu’en indemnisation sur le fondement de la voie de fait. La commune a reconventionnellement revendiqué la propriété du terrain par la prescription trentenaire. Le TGI de Saint-Denis 1 a retenu la demande reconventionnelle de la collectivité et le jugement a été confirmé en appel 2, mais cette décision a fait l’objet d’un arrêt de cassation 3. La juridiction de renvoi 4 a confirmé le jugement et Mme V. a formé un pourvoi contre cet arrêt en soutenant qu’une personne publique ne peut acquérir un bien immobilier par prescription acquisitive.

Dans la seconde affaire, par un acte notarié de 2011, les consorts E. ont été déclarés propriétaires d’une parcelle présente sur le territoire de la commune de Cuges les Pins, parcelle dont ladite commune revendique la propriété sur le fondement de la prescription acquisitive. La commune a donc assigné les consorts en revendication de propriété et le TGI de Marseille 5 a accueilli favorablement la demande. Appel a été interjeté et la cour d’appel 6 a déclaré l’action de la commune irrecevable et infirmé le jugement rendu au motif que les personnes publiques ne peuvent acquérir la propriété par usucapion. À l’appui de son pourvoi, la commune invoquait la possibilité pour les communes de se prévaloir de la prescription acquisitive afin de devenir propriétaire d’une parcelle privée.

Deux affaires similaires – à la différence que la collectivité est défenderesse dans la première espèce et demanderesse dans la seconde – qui conduisent la Haute Juridiction judiciaire à se prononcer sur la possibilité pour une personne publique de pouvoir se prévaloir de l’usucapion aux fins de devenir propriétaire d’une parcelle privée. Il s’avère que la Cour de cassation admet expressis verbis cette possibilité, en considérant que la liste des acquisitions prévues par le CGPPP (I) ne saurait être, selon elle, limitative (II).


I. UNE LISTE EXHAUSTIVE DU CGPPP…

Le code général de la propriété des personnes publiques prévoit les différents modes d’acquisition par celles-ci. Tout l’enjeu et l’intérêt des deux présentes espèces est de savoir si la liste de ces modes, aussi détaillée et variée qu’elle est quant à sa composition, est exhaustive et exclusive, ou non. Sur ce point, les positions des deux juridictions d’appel diffèrent et il appartenait donc à la Cour de cassation de trancher. Prima facie, on relèvera que la première qualité des codes est idéalement de poser et d’exposer des règles simples. À ce titre, le CGPPP ne déroge pas à la règle, bien au contraire, en ce que sa livraison fut à la hauteur des espérances. Dispersées dans différents codes (codes de l’aviation civile, du patrimoine, de l’expropriation, des marchés publics, etc.), les règles régissant le droit administratif des biens auront eu le mérite avec ce code d’être rassemblées. Même si le risque de lacunes n’est jamais à exclure.

Les modes d’acquisition s’y trouvent a priori in extenso. Il est possible ici reprendre la dichotomie propre au CGPPP, qui distingue entre les acquisitions à titre gratuit et celles à titre onéreux, mais par fidélité avec la summa divisio partageant droit privé et droit public, l’on préférera dissocier deux modes d’acquisition : ceux opérés selon le droit commun et ceux opérés par la contrainte, ce qui correspond à l’acquisition selon des modes de droit privé, classiques, et selon des modes de droit public, propres aux personnes publiques.

Au titre des acquisitions selon des modes de droit privé se retrouvent celles à titre onéreux. Il s’agit de l’achat 7, de l’échange 8 et de la dation en paiement 9. S’agissant de celles à titre gratuit, cette catégorie recouvre : les dons et legs 10, les successions en déshérence 11, les biens sans maître 12, les biens confisqués 13, les objets placés sous main de justice 14 et les sommes et valeurs prescrites 15.

En ce qui concerne les acquisitions selon des modes de droit public, le CGPPP en énumère trois : la nationalisation 16, l’expropriation 17 et le droit de préemption 18.
À la lecture et à la relecture, l’acquisition par prescription n’y figure pas. Dès lors, la réponse pourrait être simple ; mais elle ne l’est pas. En effet, une jurisprudence aussi ancienne que constante admettait l’application de la prescription acquisitive au profit des communes en particulier et donc des personnes publiques en général 19. La cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion dans la première espèce s’est inscrite dans la droite ligne de cette jurisprudence en considérant que « les collectivités territoriales peuvent obtenir la propriété d’un bien par prescription acquisitive conformément au code civil. En effet, les personnes publiques peuvent se prévaloir de ce mode d’acquisition tant à l’encontre de particuliers qu’à l’encontre d’autres personnes publiques, dès lors qu’il s’agit de biens relevant du domaine privé ».

Tout à l’inverse, la cour d’appel d’Aix-en-Provence dans la seconde espèce a, elle, considéré qu’il « est constant que le code général de la propriété des personnes publiques a été adopté par ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 et est entré en vigueur le 1er juillet 2006, permettant une codification des modes d’acquisition des biens immobiliers et mobiliers par les personnes publiques en les listant de manière exhaustive et par conséquent exclusive. (…) Les dispositions du CGPPP étant d’application immédiate, celles-ci sont directement opposables à la commune dès leur entrée en vigueur le 1er juillet 2006. Il en résulte que depuis cette date, la prescription acquisitive ne peut plus être revendiquée et appliquée à une personne publique (…). Le CGPPP « fixe une liste exhaustive des procédés d’acquisition d’un bien immobilier ou mobilier par les personnes publiques dans laquelle l’usucapion ne figure pas ». Au soutien de cette position la cour d’appel pouvait, en outre, revendiquer comme motif que, parallèlement à l’entrée en vigueur du CGPPP, la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription civile a fait disparaître l’ancien article 2227 du code civil, lequel disposait que « l’État, les établissements publics et les communes sont soumis aux mêmes prescriptions que les particuliers, et peuvent également les opposer ».

Dès lors, il en ressortait deux solutions aussi tranchées qu’antagonistes. De deux choses l’une : soit, à la lecture stricte du CGPPP, retenir l’impossibilité pour les personnes publiques de revendiquer l’acquisition par prescription acquisitive, soit, estimer que le juge n’est pas lié par la liste prévue et qu’il est possible de s’en affranchir pour reconnaître une telle faculté aux collectivités. Entre ces deux alternatives, la Haute Juridiction judiciaire a fait le choix de la seconde.


II. … QUI NE L’EST PAS

La présente affaire pose l’éternelle et sempiternelle question de savoir si les personnes publiques sont des propriétaires comme les autres, avec tous les attributs qui y sont attachés. Elles le sont, si l’on retient qu’elles possèdent sur leurs biens, et ce domaine privé et domaine public confondus, des prérogatives identiques à celles de propriétaires privés. Elles ne le sont pas, si l’on considère les principes applicables uniquement aux biens des personnes publiques (par exemple l’insaisissabilité), mais aussi les impératifs que n’ont pas à respecter avec la même rigueur les personnes privées (par exemple l’ampleur de l’obligation d’entretien). Pour autant, à l’instar de ces dernières, les personnes publiques peuvent-elles légalement et également acquérir par le biais de la prescription acquisitive ? La position affirmative ici retenue par la Haute Juridiction judiciaire, si elle peut être considérée comme baroque dans sa justification, apparait néanmoins pédagogique dans sa rédaction.

La Cour de cassation affirme expressément que « les personnes publiques peuvent acquérir par prescription ». Pour parvenir à cette conclusion catégorique, elle précise que le livre premier de la première partie du code général de la propriété des personnes publiques « énumère des modes d’acquisition de la propriété publique, sans exclure la possibilité pour celles-ci de l’acquérir par prescription ». Plusieurs points méritent d’être relevés. Premièrement le fait que la Cour indique que le CGPPP énumère « des » modes d’acquisition : il est loisible de considérer que ce code énumère « les » modes d’acquisition expressis verbis et donc qu’il ne saurait y en avoir d’autres. Deuxièmement, elle indique que ce même CGPPP, s’il prévoit ces mêmes modes, l’opère sans exclure la possibilité de l’acquisition par prescription. Cette conception consiste à considérer que le silence vaut acception, et même si cela s’inscrit dans une tendance de plus en plus générale (en matière administrative ou par exemple en matière de don d’organes), c’est faire fi des multiples exceptions encadrant cette acception. Troisièmement, cette position indique que la Cour de cassation, à côté des modes existants, s’estime apte à en ajouter au moins un autre de même valeur, procédant ainsi, selon l’idée que l’on se fait d’une telle audace, au pire contra legem, au mieux praeter legem.

Pour autant le raisonnement du juge judiciaire dispose d’une forte justification. La jurisprudence a toujours admis l’acquisition d’immeubles par les collectivités territoriales via la prescription trentenaire et ce, même après l’entrée en vigueur du CGPPP 20, position clairement affirmée et qui n’a point été contestée. Or, pour Philippe Malaurie, « la loi qui combat la jurisprudence est prompte et d’application immédiate. Il n’y a en effet de combat que dans la promptitude » 21. À bien y regarder, l’on ne peut raisonnablement considérer que le CGPPP, et ses auteurs, aient eu une réelle envie de revenir sur cette position de la Cour de cassation. Au surplus, un autre argument non présent dans la motivation pouvait emporter la conviction : celui du temps. En effet, ainsi que le prévoit l’article 2 du code civil, « la loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ». Ainsi que l’indiquait le rapporteur, « l’usucapion, au terme du délai requis, produit rétroactivement son effet translatif au jour de l’entrée en possession. L’usucapion rétroagit ainsi à la date où la possession a commencé à courir (…) en l’espèce la commune a exercé ce droit de revendication postérieurement à l’entrée en vigueur du CGPPP, mais sur le fondement d’une prescription acquise antérieurement » 22. Fonder la solution sur cet argument aura sans doute été tentant mais limitatif, alors qu’en proclamant la possibilité sans considération de la date d’entrée en vigueur du CGPPP, la Cour de cassation en fait un principe intemporel. Last but not least, la juridiction, par le biais la motivation, de son arrêt fait œuvre pédagogique. En effet, elle juge que « la propriété s’acquiert par la prescription qui est un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession. [Les articles 712 et 2258 du code civil] ne réservent pas aux seules personnes privées le bénéfice de ce mode d’acquisition qui répond à un motif général de sécurité juridique en faisant correspondre le droit de propriété à une situation de fait durable, caractérisée par une possession continue et non interrompue, paisible, non équivoque et à titre de propriétaire ». Ce faisant, la Haute Juridiction judiciaire rappelle une jurisprudence constante mais qui n’avait jamais été jusqu’alors (aussi bien) explicitée et (aussi bien) expliquée. Ainsi que le (dé)clamait Portalis, « c’est à l’expérience à combler successivement les vides que nous laissons. Les codes des peuples se font avec le temps ; mais, à proprement parler, on ne les fait pas » 23.

1 TGI Saint-Denis de la Réunion, 20 août 2014, n° 13/03271.
2 CA Saint-Denis de la Réunion, 17 juin 2016, n° 14/01905.
3 Cass. 3e civ., 12 avr. 2018, n° 16-27.258.
4 CA Saint-Denis de la Réunion, 16 avr. 2021, n° 18/01144.
5 TGI Marseille, 20 sept. 2018, n° 15/13360.
6 CA Aix-en-Provence, 3 juin 2021, n° 18/16362.
7 CGPPP, art. L. 1111-1.
8 CGPPP, art. L. 1111-2 à L. 1111-4.
9 CGPPP, art. L. 1111-5.
10 CGPPP, art. L. 1112-1 à L. 1121-6.
11 CGPPP, art. L. 1122-1.
12 CGPPP, art. L. 1123-1 à L. 1123-3.
13 CGPPP, art. L. 1124-1.
14 CGPPP, art. L. 1125-1.
15 CGPPP, art. L. 1126-1 à L. 1126-4.
16 CGPPP, art. L. 1112-1.
17 CGPPP, art. L. 1112-2.
18 CGPPP, art. L. 1112-3 à L. 1112-9.
19 Cass. 3e civ.,12 mars 1971, n° 70-11.605 : Bull. civ. III, n° 187 ; 29 juin 1976, n° 75-12.094 : Bull. civ. III, n° 290 ; 1er juin 2005, n° 04-11.984 : Bull. civ. III, n° 122 ; 3 nov. 2016, n° 15-22.279, à condition, naturellement, de justifier d’une possession utile pendant la durée requise selon l’existence ou non d’un juste titre (Cass. 3e civ., 9 janv. 1973, n° 71-12.398 : Bull. civ. III, n° 35).
20 Cass., 3e civ., 14 nov.2019, n° 18-21.709.
21 Ph. Malaurie, « La jurisprudence combattue par la loi », in Mélanges Savatier, Dalloz, 1965, p. 607.
22 Nous tenons sincèrement à remercier M. le conseiller François Jessel pour la communication de son rapport dans ces deux affaires.
23 Discours préliminaire au projet de code civil du 20 janvier 1801.

Christophe Otero
Maître de conférences en droit public
Université de Rouen