Quelques remarques sur la délimitation des propriétés publiques – Philippe Yolka

Chronique & Opinions

Sujet technique, la délimitation des biens publics a suscité depuis le XIXe siècle d’intenses débats doctrinaux, car elle touche par contrecoup la protection de la propriété privée. En pratique, elle n’est pas systématique et ne présente un caractère unilatéral que lorsque les textes l’ont prévu ; le bornage occupe donc une place non-négligeable. Insuffisamment protectrices des intérêts des riverains, les règles applicables au domaine public maritime naturel mériteraient d’être reconsidérées dans un contexte de recul du « trait de côte ».

Rien de plus balisé que la délimitation des biens publics, singulièrement du domaine public, ressassée dans les manuels qui la traitent comme un passage obligé pour entrer dans le vif du « droit administratif des biens », avec des exposés procéduraux rarement folichons (matière « grise » oblige).

Et pourtant, quel beau sujet pétri par l’histoire, où se sont par exemple appliquées au domaine public maritime jusqu’à une période relativement contemporaine – 1973, pour les premières, 2006 pour les secondes – des règles issues des Institutes de Justinien d’une part, de l’ordonnance sur la marine de Colbert (1681) d’autre part. Question « intellectuelle » aussi, car l’intérêt de la doctrine ne s’est jamais démenti 1, en dépit d’une technicité nécessairement un peu répulsive. Nombreuses thèses, grands auteurs, controverses d’ampleur en rapport avec une abondante jurisprudence : tout tient à ce qu’ici s’entrechoquent la protection de la propriété privée et celle des intérêts publics. Il n’est pas inutile à cet égard de se souvenir qu’une difficulté d’alignement de la voie publique fut aux origines directes de l’un des textes révolutionnaires posant le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la loi des 7-14 octobre 1790 2. Nous sommes à la frontière des mondes, dès lors que délimiter la propriété publique revient par contrecoup à fixer les bornes de la propriété privée 3 ; à tracer aussi la ligne de séparation entre les champs de compétence respectifs des deux ordres juridictionnels, ce qui a pu expliquer par le passé de vives controverses où d’éminents membres du Conseil d’État n’hésitaient pas à monter au créneau avec une vigueur que l’on n’imaginerait plus aujourd’hui 4.

Matière pleine de paradoxes également, où la délimitation est présentée comme obligatoire (les riverains peuvent toujours demander à l’administration de « tracer le trait »), mais où le foncier flou abonde vu le nombre de « BND » (biens non délimités). Malgré le forcing des professionnels de la géomatique, qui flairent à juste titre la bonne aubaine, les services préfectoraux évitent tout excès de zèle vu le coût des opérations. Mais le prix de ces économies de bouts de chandelles n’est-il pas exorbitant sur le terrain – notamment – de la sécurité juridique ? Car l’incertitude profite aux squatteurs (un seul exemple : sur l’Île de Beauté, le retard pris dans la délimitation du domaine public maritime a fait prospérer les occupations sans titre 5) et elle fragilise maintes opérations immobilières privées, si l’on veut bien considérer les règles de recul qui jouent par rapport aux limites du domaine public (lesquelles gagnent donc à être connues…), imposées tant par les normes nationales – par ex., C. urb., art. L. 121-16 – que par les documents locaux d’urbanisme.

Paradoxe encore car il est bien entendu dans les ouvrages spécialisés que la délimitation du domaine public est unilatérale, le bornage du code civil (art. 646 et art. 2516) se trouvant proscrit, contrairement à ce qu’il en est pour le domaine privé 6. Est-ce si sûr ? Oui et non. Outre que divers textes emploient bel et bien le terme de bornage à propos de biens dont certains au moins peuvent raisonnablement être rangés dans le domaine public 7 – mais on peut toujours arguer que l’expression n’aurait pas alors le sens que lui prête le code civil –, il reste loisible de tenir que la délimitation unilatérale étant une procédure exorbitante, elle n’existe qu’à la condition expresse d’être prévue par des textes ad hoc : soit, pour le domaine public naturel (maritime et fluvial) 8 et certaines dépendances artificielles, qu’elles figurent dans le champ de la procédure d’alignement (domaines public routier et ferroviaire) 9 ou n’en relèvent pas (ports maritimes, domaine public fluvial artificiel) 10.

En dehors de ces cas, on ne voit pas de raison très nette d’exclure un bornage contradictoire, sauf à faire du principe de la délimitation unilatérale un mantra. L’enjeu principal concerne les bâtiments administratifs, qui avaient jadis attiré sous ce rapport l’attention sagace de René Chapus 11. Le doute n’est plus vraiment permis aujourd’hui. L’application de la technique des divisions en volume dans les ouvrages complexes comprenant le cas échéant des locaux du domaine public a clairement joué en ce sens, car il n’y a là qu’une forme de bornage spécifique par géomètre-expert (qui se réalise non pas en deux, mais en trois dimensions) 12. Et à dire vrai cette solution – qui n’exclut nullement d’ailleurs l’édiction d’un arrêté de délimitation « calé » sur le procès-verbal de géomètre-expert – présente l’insigne avantage d’aboutir à traiter de manière unitaire l’ensemble du bâti administratif (quel que soit son statut domanial, étant rappelé que le parc de bureaux fait partie du domaine privé : CGPPP, art. L. 2211-1 al. 2).

Quittons pour finir le domaine public artificiel. Les lignes ne devraient-elles pas bouger à propos du domaine public naturel ? Les droits des riverains sont aujourd’hui médiocrement préservés, quand on sait les restrictions législatives qui y sont apportées (un exemple, la prescription décennale de l’action en revendication de propriété en limite du domaine public maritime : CGPPP, art. L. 2111-5) ou les solutions prétoriennes particulièrement défavorables aux intérêts des riverains victimes de l’action des flots 13.

On a là des règles qui mériteraient sans doute d’être repensées, entre autres parce que la perspective d’une élévation du niveau de la mer doit faire réfléchir à une socialisation du risque climatique (sauf à admettre une nationalisation massive et gratuite des fonds privés submergés par « l’onde amère ») 14. Mais les dispositions intéressant le recul du trait de côte, notamment celles issues de l’ordonnance n° 2022-489 du 6 avril 2022, ne se sont pour l’heure pas aventurées à prendre à bras le corps un sujet dont les enjeux financiers sont – il est vrai – considérables.

1 V. par ex., dans la période contemporaine, D. Giltard, La délimitation entre le domaine public et les propriétés privées : RFDA 2022, p. 1 ; J.-C. Ricci, Réflexions sur la parcellisation de la propriété des personnes publiques : Actes pratiques et ingénierie immobilière, oct. 2014, p. 1
2 Fr. Burdeau, Histoire du droit administratif, PUF, 1995, p. 46.
3 « Remarquez en effet que fixer la limite du domaine public, c’est fixer celle de la propriété privée, c’est trancher une question de propriété » (E. Reverchon, De la délimitation du domaine public : RCLJ 1871-1872, p. 275 s., spéc. p. 283).
4 V., outre la référence précédente, A. Batbie, La délimitation des rivières navigables : RCLJ 1865, p. 289 ; A. Christophe, De la délimitation des cours d’eau navigables et flottables et de ses conséquences : RCLJ 1868, p. 385 ; L. Aucoc, Du caractère et des effets des actes administratifs qui délimitent le domaine public, notamment le lit des cours d’eau navigables et flottables, et le rivage de la mer : RCLJ 1869, p. 121 ; E. Laferrière, De la délimitation du domaine public, réponse à M. Reverchon : RCLJ 1871-1872, p. 353 ; L. Aucoc, De la délimitation du rivage de la mer : Annales des sciences politiques 1887, 2, p. 1. Pour une vue universitaire, D. Serrigny, Examen de la jurisprudence du Conseil d’État en matière de fixation des limites des rues, routes, rivages de la mer et rivières navigables : RCLJ 1869, p. 109.
5 Chr. Paul, Corse : l’indispensable sursaut : AN, 1998, rapp. n° 1077, p. 463.
6 Par ex., CE, 2 déc. 1910, Cne de St-Sorlin : Lebon, p. 865 – CE, 21 oct. 1983, Raphanel : Dr. adm. 1983, comm. 403 – CAA Lyon, 18 déc. 2003, GFA des Combys : Lebon, p. 774 ; JCP A 2004, p. 598, note Billet – Cass. 3e civ., 14 nov. 2002, n° 00-13.842, Cne de La Gaude – Cass. 1re civ., 18 févr. 1992, n° 90-19.753, Épx X. c/ Cne de Corneilla-de-Conflent : Bull. civ. I, n° 58.
7 V., à propos des domaines nationaux visés par l’article R. 621-98 du code du patrimoine, D. n° 2022-906, 17 juin 2022, art. 2 ; pour le canal du Midi : CGPPP, art. L. 2111-11. Pour les biens des concessions d’énergie hydraulique : D. n° 2016-530, 27 avr. 2016, Annexe ; s’agissant de ceux compris dans la concession de la Compagnie nationale du Rhône : L. n° 2022-271, 28 févr. 2022, art. 15.
8 CGPPP, spéc. art. L. 2111-5, R. 2111-4 s. et R. 2111-15 s.
9 C. voirie routière, art. L. 112-1 s. et R. 112-1 s. ; C. transports, art. L. 2231-1 et R. 2231-1.-I.
10 C. transports, art. R. 5311-1 et R. 5312-2 ; CGPPP, art. R. 2111-16 s.
11 Droit administratif général, Montchrestien, 15e éd., 2001, T. 2, n° 542.
12 Par ex., Th. Gareau, M. Knittel, La volumétrie comme outil de valorisation du patrimoine immobilier des personnes publiques : Solution notaire hebdo 25 oct. 2018, p. 11 ; J.-Chr. Chaput, S. Rochegude, La division en volumes : une réponse pertinente aux relations entre domaine privé et domaine public ? : JCP N 2007, 1248 ; L. Depuy, Division en volumes et domaine public : Dr. et ville 2000, n° 49, p. 175 ; M.-J. Aglaé, Division en volumes et propriété privée sur le domaine public : RDI 1993, p. 313.
13 Spéc. Cons. const., 24 mai 2013, n° 2013-316 QPC, SCI Pascal et M. Pascal : AJDA 2013, p. 2260, note Foulquier ; Dr. adm. 2013, comm. 70, note Éveillard – CE, 22 sept. 2017, n° 400825, SCI APS : Lebon, T. ; AJDA 2017, p. 1807, obs. Pastor ; Contrats-Marchés publ. 2018, chron. 7, obs. Soler- Couteaux, Zimmer et Waltuch ; Dr. adm. 2018, comm. 9, note Éveillard ; JCP A 2017, 2308, note Hostiou ; JCP G 2018, p. 625, chron. Éveillard ; RDI 2018, p. 104, obs. Foulquier. V. aussi, par ex., CAA Marseille, 20 janv. 2015, n° 13MA01999, F. c./ Min. Écologie : AJDA 2015, p. 886, concl. Deliancourt – CAA Bordeaux, 22 oct. 2020, n° 19BX01511, A. et SCI Plénitude.
14 Pour des éléments synthétiques, J.-Fr. Struillou et N. Huten (dir.), Le juge administratif, le littoral et la mer après la loi Elan, LexisNexis, 2021 ; RFDA, 2022, p. 441 s., dossier « La gestion du recul du trait de côte après la loi Climat et résilience ».

Philippe Yolka
Professeur de droit public
Université Grenoble Alpes (CRJ)