Le maire peut-il ordonner la mise en sécurité d’un édifice constituant une dépendance du domaine public non communal ?

Cours & Tribunaux

CE, 1er mars 2023, n° 466574, Commune de Tergnier : Lebon, T.

Le maire peut, au titre des pouvoirs de police qu’il tient des articles L. 511-1 et suivants du code de la construction et de l’habitation, prescrire la réalisation de travaux de mise en sécurité sur un édifice constituant une dépendance du domaine public appartenant à une autre personne publique que la commune. N’est pas propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté municipal prescrivant à la société Sncf Réseau de mettre en sécurité une passerelle menaçant ruine surplombant des voies ferrées le moyen tiré de ce que la passerelle en cause ne pouvait appartenir à cette société dès lors qu’elle assurait la jonction entre une voie communale et une voie départementale alors, d’une part, qu’il est établi que cet ouvrage a été édifié, dans l’intérêt du service public du chemin de fer, par l’entreprise concessionnaire de ce service public et appartenait ainsi au domaine public ferroviaire, et, d’autre part, qu’aucun élément du dossier ne permet d’établir qu’il en serait sorti depuis.


CONCLUSIONS

1. Située dans le département de l’Aisne, à environ 130 kilomètres de Paris, la commune de Tergnier est traversée par la ligne de chemin de fer qui relie la gare du Nord à Jeumont, à la frontière belge.

L’histoire de la commune est intimement liée à l’histoire du rail. En 1850, une gare est implantée à Tergnier par la Compagnie du Chemin de fer du Nord, créée cinq ans auparavant pour exploiter en qualité de concessionnaire de service public le réseau ferré du nord de la France qui appartient à l’État. Les archives du conseil départemental de l’Aisne enseignent que la population municipale passe alors de 300 habitants à 5 000 habitants en 1914. Tergnier est devenue un nœud ferroviaire. Sa gare sert pour le ravitaillement en charbon des locomotives, mais aussi de dépôt, de triage et pour les réparations des trains. Après la Première Guerre mondiale, une cité-jardin est construite sur les plans de Raoul Dautry, ingénieur de la « Compagnie du Nord », pour loger le personnel de l’entreprise, aux abords mêmes de la gare, ce que rappellent deux arrêts au Lebon de 1928 ayant reconnu le caractère de travaux publics à la construction de la cité cheminote 1.

Le litige nous fera remonter à cette lointaine époque. Depuis bientôt dix ans, en effet, un différend oppose la commune de Tergnier à l’établissement public RFF, devenu la société anonyme Sncf Réseau au 1er janvier 2015, au sujet de l’entretien et plus généralement de l’avenir d’une passerelle en béton armé de 170 mètres de long, construite en 1933 par la Compagnie du Nord pour permettre le franchissement des voies ferrées par les piétons, et qui est aujourd’hui dans un état de dégradation avancé.

La commune est attachée à cet ouvrage, situé à proximité de la gare Sncf et emprunté par près de 800 personnes chaque jour. Des usagers se sont d’ailleurs constitués en collectif : Touche pas à ma passerelle.

Pour Sncf Réseau, à l’inverse, non seulement la passerelle n’a aucun intérêt pour le service public ferroviaire mais elle fait surtout planer une menace sur la continuité de l’exploitation, alors que des trains grandes lignes circulent à cet endroit à la vitesse de 140 km/h, ce pour quoi elle privilégie sa destruction à un horizon qui était initialement fixé à 2019/2020 et qui a été repoussé à 2024.

La difficulté de l’affaire tient à ce que chacune des parties attribue à l’autre la propriété de la passerelle, et l’obligation corrélative de l’entretenir.

Des réunions ont été organisées, les premières en 2014 au moins, de nombreuses lettres ont été échangées et, parmi diverses autorités, des ministres, le préfet de l’Aisne et le président de la région Hauts-de-France ont été alertés.

2. Estimant que la passerelle présentait un danger pour la sécurité publique, le maire de Tergnier a décidé de faire usage de ses pouvoirs de police de la sécurité des immeubles bâtis en recourant aux procédures rénovées par une ordonnance du 16 septembre 2020 2 ayant réformé l’ancienne police des édifices menaçant ruine, par des dispositions codifiées au chapitre unique du titre Ier du livre V du code de la construction et de l’habitation.

L’article L. 511-2, 1° de ce code prévoit que cette police administrative spéciale a notamment pour objet de protéger la sécurité des personnes en remédiant aux « risques présentés par les murs, bâtiments ou édifices quelconques qui n’offrent pas les garanties de solidité nécessaires au maintien de la sécurité des occupants et des tiers ». Dans cette hypothèse, l’article L. 511-4 désigne le maire comme l’autorité compétente pour exercer les pouvoirs de police, notamment pour prendre, à l’issue d’une procédure contradictoire, un arrêté de mise en sécurité.

Selon l’article L. 511-11, un tel arrêté prescrit la réalisation, dans un délai déterminé, des mesures rendues nécessaires par les circonstances, lesquelles peuvent consister en l’interdiction d’habiter, d’utiliser ou d’accéder aux lieux, en des réparations voire, s’il n’existe aucun moyen technique de remédier à l’insécurité ou lorsque les travaux nécessaires à cette résorption seraient plus coûteux que la reconstruction, en la démolition de tout ou partie de l’immeuble, le tout sous astreinte 3 et avec une faculté d’exécution d’office aux frais de la personne tenue d’exécuter les travaux.

En cas d’urgence, c’est-à-dire en cas de danger imminent ou manifeste, l’article L. 511-19 autorise même l’autorité compétente à ordonner sans procédure contradictoire préalable les mesures indispensables pour faire cesser ce danger. Dans ce cadre également, et sous réserve qu’aucune autre mesure ne permette d’écarter le danger, l’autorité compétente peut faire procéder à la démolition complète, après y avoir été autorisée par jugement du président du tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond.

Avant d’en arriver là et donc préalablement à l’adoption d’un arrêté de mise en sécurité, l’article L. 511-9 du code de la construction et de l’habitation (CCH) permet à l’autorité de police de demander au juge administratif la désignation d’un expert afin que celui-ci examine les bâtiments, dresse constat de leur état, propose des mesures de nature à mettre fin au danger et donne son avis sur le caractère imminent ou manifeste du danger, l’expert devant se prononcer dans un très court délai : 24 heures à compter de sa désignation.

C’est sur le fondement de ces dispositions que, le 24 mai 2022, le maire de Tergnier a saisi le tribunal administratif d’Amiens afin qu’il désigne un expert.

Par une ordonnance du 27 mai 2022, la présidente de ce tribunal a désigné M. B., architecte expert en bâtiment inscrit sur la liste de la cour administrative d’appel de Douai, avec mission de dresser un constat de l’état de la passerelle, d’indiquer les risques pour les piétons et de donner un avis sur le caractère imminent ou manifeste du danger présenté par cet ouvrage.

L’expert a déposé son rapport le 2 juin 2022. Il a estimé que la passerelle présentait un danger pour les personnes qui, sans être imminent, était néanmoins manifeste.

Ces risques pour les tiers, au nombre de trois, sont les suivants :

● risque de percement de la voie circulable des deux rampes d’accès à la passerelle (c’est-à-dire un risque de chute pour les piétons qui empruntent ces rampes, mais aussi pour les deux-roues qui en font de même, malgré l’interdiction qui leur est faite) ;

● risque de chute de petits morceaux de béton sous la passerelle (c’est-à-dire sur les voies ferrées et donc possiblement sur les trains et les cheminots) ;
● enfin risque à très court terme de perte de solidité de l’ouvrage.

L’expert a listé les mesures d’urgence indispensables pour faire cesser le danger :
● interdire l’accès aux deux-roues par un moyen « mécanique » ;

● contrôler mensuellement l’état des parties circulables et procéder aux réparations dès l’apparition d’un trou ou d’un affaissement du revêtement de surface ;

● contrôler semestriellement et à la sortie de la période de gel l’état des bétons ;
● purger les zones dégradées et passiver les fers apparents ;
● réparer avec des fibres de carbone les zones où les armatures en fer sont visibles ;

● poser des protections sous le tablier de la passerelle pour recueillir les morceaux de béton qui en tomberaient ;
● rétablir une interdiction physique d’accès depuis la voie publique à la sous-face de la passerelle est.

Enfin, l’expert a décrit les mesures définitives indispensables pour faire cesser le danger. En l’occurrence il n’y en avait qu’une, tenant au respect de la préconisation de démolition au plus tard en 2024.

La reconnaissance d’un état de danger manifeste autorisant le recours à la procédure d’urgence prévue aux articles L. 511-19 à L. 511-21 du CCH, le maire de Tergnier a pris le 20 juin 2022, sans procédure contradictoire préalable, un arrêté de mise en sécurité d’urgence.

Par cet arrêté, notifié à Sncf Réseau le 22 juin, il a mis en demeure la société, « qui assume toutes les obligations du propriétaire », de mettre fin au péril résultant de l’état dangereux de la parcelle en mettant en œuvre les mesures d’urgence provisoires énumérées par l’expert, et ce dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l’arrêté, mais sans astreinte.

Le 7 juillet 2022, Sncf Réseau a demandé au tribunal administratif d’Amiens d’annuler cet acte pour excès de pouvoir et, cinq jours plus tard, la société en a demandé la suspension de l’exécution en référé, sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative.

3. Le juge des référés a statué par une ordonnance du 26 juillet 2022.

Après avoir écarté une exception de non-lieu soulevée par la commune, il a estimé que la condition d’urgence était remplie, après avoir relevé que l’arrêté mettait unilatéralement à la charge de Sncf Réseau, sans terme déterminé, des obligations financières d’entretien et de mise en sécurité d’une passerelle dont la propriété était contestée, alors que « des impératifs de sécurité publique [étaient] invoqués ».

Puis il a identifié un moyen de nature à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux sur la légalité de l’arrêté contesté. Sur ce point, il s’est référé explicitement à une jurisprudence remontant à un arrêt Préfet de l’Hérault de 1906 4 et réitérée en 2001 puis en 2012 par des décisions Département de la Somme 5 et Département de la Marne 6, dont le considérant de principe, fort bien écrit, énonce que « les ponts ne constituent pas des éléments accessoires des cours d’eau ou des voies ferrées qu’ils traversent, mais sont au nombre des éléments constitutifs des voies dont ils relient les parties séparées de façon à assurer la continuité du passage ». Le juge des référés en a tiré qu’une passerelle supportant une voie faisant, comme en l’espèce, la jonction entre une voie communale et une voie départementale, ne pouvait appartenir à Sncf Réseau. Il a par conséquent jugé sérieux le moyen soulevé par cette dernière, tiré de ce qu’elle n’était pas propriétaire de la passerelle et de ce que (c’est implicite dans le raisonnement) elle ne pouvait par suite être tenue à l’exécution de mesures de mise en sécurité de l’ouvrage.

Les deux conditions prévues par l’article L. 521-1 du code de justice administrative (CJA) étant selon lui remplies, le juge des référés a ordonné la suspension.

Enfin, il a rejeté la demande reconventionnelle que Sncf Réseau lui avait soumise, tendant à ce qu’il soit dit que la commune était elle-même tenue de mettre en sécurité la passerelle dans l’attente de sa démolition prochaine.

La commune se pourvoit en cassation contre l’article 1er de l’ordonnance (décidant la suspension de l’arrêté de mise en sécurité), contre son article 2 (mettant une somme à sa charge au titre de l’article L. 761-1 du CJA) et contre celles des dispositions de l’article 3 qui lui font grief (le rejet de sa demande au titre de l’article L. 761-1).

4. L’un des moyens du pourvoi nous apparaît fondé.

Nous n’oublions pas que le contrôle de l’erreur de droit que, sans préjudice du contrôle de dénaturation, vous exercez en cassation, est adapté : il tient compte de la nature de l’office attribué au juge des référés statuant en urgence, ainsi que le prescrit votre décision Communauté d’agglomération de Saint-Étienne 7. C’est un contrôle « léger » qui ne perd pas de vue que le juge des

référés, se prononçant « en l’état de l’instruction », à un stade précoce donc, est le juge de « l’apparence du bon droit » et « de la vraisemblance », selon les termes de Laurent Vallée. En l’espèce, toutefois, l’ordonnance attaquée nous paraît avoir reconnu trop facilement le caractère sérieux du moyen tiré de que la société Sncf Réseau n’avait pas la qualité de propriétaire de l’ouvrage, alors que plusieurs éléments du dossier et de la défense de la commune auraient pu le mettre sur la bonne piste.

Le juge des référés a ignoré un premier indice qui tient à ce que, par son arrêté du 20 juin 2022, le maire de Tergnier n’avait pas regardé la société Sncf Réseau comme propriétaire de la passerelle, mais avait seulement considéré – c’est écrit en toutes lettres à l’article 1er de l’arrêté – qu’elle « assum[ait] toutes les obligations du propriétaire ». Cette indication était de surcroît éclairée par la mention, dans les textes visés par l’arrêté, de l’article L. 2111- 20 du code des transports qui énonce que la société Sncf Réseau exerce tous les pouvoirs de gestion sur les biens immobiliers qui sont attribués par l’État et « assume toutes les obligations du propriétaire » s’agissant de ces biens.

C’est ce fil que le juge des référés aurait dû tirer.

Il résulte en effet des dispositions du code de la construction et de l’habitation en matière de police de la sécurité des immeubles bâtis, dont le maire de Tergnier a fait application, que la personne tenue d’exécuter les mesures prescrites par l’autorité compétente est, ainsi que le prévoit l’article L. 511-10 de ce code, « le propriétaire » ou, le cas échéant, « le titulaire de droits réels immobiliers sur l’immeuble, le local ou l’installation, tels qu’ils figurent au fichier immobilier », ce qui montre qu’un occupant non propriétaire peut être tenu aux obligations de mise en sécurité.

Mais ici c’est un a fortiori. Car il est clair que le gestionnaire domanial, attributaire du réseau ferroviaire national soumis, par une disposition expresse de la loi, à « toutes les obligations du propriétaire » à l’égard des biens qui lui sont remis par l’État, doit être regardé, si les mots ont un sens, comme la personne tenue, tel un propriétaire, aux obligations de mise en sécurité prévues par le code de la construction et de l’habitation, alors même qu’aucun transfert de propriété n’a été constaté à son profit. C’est là l’effet nécessaire de cette forme de « délégation de la propriété publique », pour reprendre un concept popularisé par le professeur Yolka. Vous avez d’ailleurs jugé, à propos des dispositions analogues de l’article L. 1321-2 du CGCT, selon lesquelles, en cas de transfert de compétence entre collectivités territoriales incluant la mise à disposition d’un bien, « la collectivité bénéficiaire de la mise à disposition assume l’ensemble des obligations du propriétaire », que cette collectivité assume alors à l’égard du bien « les mêmes obligations et les mêmes pouvoirs que si elle en était propriétaire » 8.

Or, la société Sncf Réseau avait produit aux débats un « procès-verbal de récolement et de remise » des travaux de construction de la passerelle réalisés par la Compagnie du Chemin de fer du Nord, dressé après réception des travaux le 2 octobre 1933, qui mentionne que « la passerelle proprement dite et les rampes d’accès, avec leurs appuis, restent dans le domaine public du chemin de fer ; la Compagnie du Nord est chargée de leur entretien », la commune devant assurer à ses frais « l’entretien et le nettoyage du sol de la passerelle et des rampes d’accès, ainsi que l’entretien des garde-corps métalliques ».

Le même procès-verbal, qui mentionnait dans son intitulé « Chemin de fer du Nord – Ligne de Creil à la frontière – Gare de Tergnier – Amélioration des accès à la gare – Établissement d’une passerelle au kil. 130.948 », indiquait que la passerelle avait été établie « pour assurer les communications de part et d’autre du chemin de fer, aux abords du bâtiment des voyageurs ».

Ce document aurait dû interpeller le juge des référés.

Il était en effet de nature à établir :

i) que la passerelle avait été édifiée dans l’intérêt du service public ferroviaire alors concédé à la Compagnie du Chemin de fer du Nord, s’agissant d’une passerelle améliorant l’accès des piétons à la gare – contrairement à ce que vous avez pu juger, par exemple, s’agissant de la passerelle piétonne dite « des Barrières » permettant le franchissement des voies de la gare de triage de Drancy, en Seine-Saint-Denis, construite en 1937 par la Compagnie du Nord également, mais financée par la commune 9 ;

ii) que l’ouvrage était entré en 1933 dans le domaine public ferroviaire, sachant qu’aucun élément au dossier ne montrait qu’il en était ressorti postérieurement, du fait d’une décision de déclassement ou du transfert dans un domaine public d’une autre nature ;

iii) que la propriété d’une telle dépendance du domaine public ferroviaire ne pouvait qu’être celle de l’État, propriétaire du réseau ferroviaire dont la Sncf est l’affectataire, à défaut celle des établissements publics ou des sociétés publiques par l’intermédiaire desquels il agit, mais certainement pas celle de la commune.

Enfin, le juge des référés peut se voir reprocher d’avoir appliqué un peu mécaniquement la jurisprudence relative aux ponts routiers, éléments constitutifs des voies qu’ils relient, car l’identification de la personne publique propriétaire de la voie portée ne règle pas toutes les questions, votre décision Département de la Marne déjà citée ayant ainsi jugé que les dispositions du code de la voirie routière qui prévoient que les dépenses d’entretien des routes départementales sont des dépenses obligatoires pour les départements ne font pas obstacle à ce qu’un département conclue avec le propriétaire ou l’exploitant de la voie franchie par un pont appartenant à la voirie départementale une convention mettant à la charge de celui-ci tout ou partie des frais d’entretien de cet ouvrage. Or nous avons vu qu’indépendamment de la question de la propriété, le procès-verbal de 1933 mettait à la charge de l’exploitant du réseau ferroviaire une obligation d’entretien.

5. La seule question qui surgit – et pourrait justifier une autre solution dans le cadre d’une substitution de motifs – consiste à déterminer si les dispositions du code de la construction et de l’habitation instituant une police administrative spéciale des immeubles présentant un danger pour la sécurité publique trouvent à s’appliquer à une propriété publique et, le cas échéant, à une dépendance du domaine public.

En premier lieu, la circonstance que l’immeuble faisant l’objet de l’arrêté de mise en sécurité soit la propriété d’une personne publique ne soulève pas de difficulté de principe. Un immeuble public reste… un immeuble. Il y a au demeurant des précédents en ce sens. On peut voir un arrêt Ville du Vigan de 1902 10 s’agissant d’un arrêté de péril frappant un immeuble dont l’État était propriétaire. En outre, un intérêt évident s’attache à ce que même une personne publique puisse être placée face à ses responsabilités et contrainte d’agir, sous astreinte et sous la menace d’une exécution d’office à ses frais, lorsqu’elle est propriétaire d’un immeuble menaçant ruine.

Il y a cependant une limite qui tient, pour d’assez évidentes raisons, à l’impossibilité pour le maire de mettre en œuvre la procédure du CCH lorsque l’immeuble dangereux est une propriété communale. Vous jugez ainsi que « la procédure des articles L. 511-1 organisant entre le maire, responsable de la sécurité publique et le propriétaire d’un édifice menaçant ruine, une procédure contradictoire est sans application lorsque l’immeuble en cause est propriété de la commune » et vous annulez pour ce motif l’arrêté de péril visant un édifice communal 11. Le maire ne perd pas, pour autant, la possibilité de faire usage de ses pouvoirs généraux de police municipale pour prescrire l’évacuation de l’immeuble communal menaçant ruine 12.

En l’espèce, nous ne butons pas sur cette difficulté, s’agissant de biens qui, nous l’avons dit, n’appartiennent pas à la commune de Tergnier.

En second lieu, il ne paraît pas non plus inenvisageable par principe que les pouvoirs de police de la sécurité des immeubles bâtis prévue par le CCH soient mis en œuvre s’agissant d’une dépendance du domaine public. Il peut sembler opportun, pour prendre un exemple, que le maire puisse prescrire des mesures urgentes de protection d’un établissement scolaire, par exemple d’un lycée appartenant à la région, dont des éléments de la toiture menaceraient de chuter sur les passants.

Vos décisions ont plusieurs fois tangenté ce sujet s’agissant de murs de soutènement de voies relevant du domaine public routier, qui sont regardés comme accessoires de la voie publique, même s’ils ont aussi pour fonction de maintenir les terres de la parcelle privée qu’ils bordent 13. Votre arrêt Commune du Bugue de 1960 a certes jugé qu’un particulier ne pouvait être tenu à des travaux de reconstruction de tels murs de soutènement bordant sa propriété, s’agissant d’éléments du domaine public communal 14. Mais il paraît difficile de tirer de cette décision que vous auriez refusé par avance toute application des pouvoirs de police des édifices menaçant ruine à une dépendance du domaine public. Vous avez plutôt condamné, nous semble-t-il, l’obligation faite au propriétaire privé de réparer un mur qui ne lui appartient pas. Et si, dans un arrêt Dames Février et Gâtelet de 1969, vous avez jugé illégal un arrêté de péril concernant, d’une part, un mur de soutènement d’une voie communale et, d’autre part, un mur de clôture édifié au-dessus du mur de soutènement, que vous avez regardé comme ayant été construit sans titre sur le domaine public communal, il ne s’agit là que d’une manifestation de l’interdiction faite au maire de s’adresser des injonctions à lui-même 15.

Nous pensons donc que la circonstance que la passerelle fasse partie du domaine public ferroviaire ne rendait pas sans application la procédure de l’arrêté de mise en sécurité.

La question aurait été sans doute été plus délicate si le maire de Tergnier avait prescrit la démolition de l’ouvrage, compte tenu des règles législatives assurant la protection du domaine public immobilier, notamment celles intéressant sa conservation et, à travers elle, le maintien de son affectation au service public ou à l’usage direct du public.

Toutefois, la notion de conservation atteint ses limites (physiques) lorsqu’est en cause un immeuble qui menace ruine… et il nous semble que vous n’avez jusqu’à présent jamais refusé par principe la perspective d’une démolition si, dans un cas exceptionnel, cette mesure constitue la seule chose qui reste à faire : voyez votre arrêt Lhuillier et autres de 1913 16 ayant ordonné le sursis à l’exécution de la démolition de l’église Saint-Paterne qui avait été décidée par le maire d’Orléans en retenant qu’il n’était pas établi que des mesures conservatoires n’auraient pu être prises, et non sur le motif radical tiré de ce qu’un édifice religieux construit avant la loi du 9 décembre 1905, appartenant à une personne publique et affecté à l’usage direct du public, ne pouvait faire l’objet d’une démolition.

Tout juste faudrait-il, à notre avis, adapter les règles qui prévoient, en cas de danger imminent ou manifeste, l’intervention préalable du juge judiciaire, s’agissant d’une décision administrative, prise par une personne publique et affectant la consistance du domaine public d’une autre personne publique.

Mais en l’espèce, nulle difficulté de cette sorte ne se présente.

6. Rien ne s’oppose donc à ce que vous annuliez l’ordonnance pour erreur de droit, dans la limite des conclusions du recours.

Après cassation, vous pourrez régler l’affaire, dans cette mesure, au titre de la procédure de référé engagée par Sncf Réseau.

La commune de Tergnier soulève une exception de non-lieu qui n’est pas fondée. Elle ne démontre pas en effet que l’arrêté litigieux aurait épuisé ses effets, ni qu’elle en aurait donné main- levée, alors que cet arrêté prévoit des obligations de contrôle mensuelles et semestrielles dont le terme n’est pas fixé, même s’il prescrit une exécution des travaux dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l’arrêté.

Nous avouons avoir eu du mal à nous convaincre de l’urgence qu’il y aurait à suspendre.

Vous jugez que cette condition est remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre 17.

Il appartient au juge d’apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l’acte litigieux sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l’exécution de la décision soit suspendue 18.

Mais, à supposer que l’arrêté de mise en sécurité de la passerelle soit illégal, quels risques l’exécution effective de celui-ci ferait- elle courir ?

Dans sa requête introductive d’instance, la société Sncf Réseau s’est contentée de mettre en avant un risque d’atteinte à ses intérêts propres et nous comprenons qu’il s’agit d’une urgence financière, résultant de ce que l’arrêté mettrait à sa charge des dépenses indues d’un montant important. Cependant, et alors que la requérante n’en a fourni aucune estimation financière, les travaux énumérés par l’arrêté (réparer les trous et affaissements, purger les zones dégradées, passiver les fers apparents et les réparer avec des fibres de carbone, poser des bâches de protection, interdire l’accès aux deux-roues), ne sont de toute évidence pas d’une ampleur telle qu’ils devraient être regardés comme préjudiciant « gravement » aux intérêts de la Sncf. On peut également rappeler que, dans la seconde affaire Ville de Drancy, la Sncf avait entrepris les travaux puis obtenu devant le juge la condamnation de la commune sur le terrain de l’enrichissement sans cause, ce qu’il lui serait loisible de faire en l’espèce s’il apparaissait qu’elle a pris à sa charge des travaux qui ne lui incombaient pas.

Si, dans son mémoire en réplique devant le tribunal, la requérante a cru pouvoir invoquer, en outre, un risque d’atteinte à l’intérêt public qui s’attache à la sécurité des usagers de la passerelle et à celle de la circulation des trains, cet argument est fallacieux car il repose sur l’idée que l’illégalité de l’arrêté de mise en sécurité, en tant qu’il serait « mal orienté », contribuerait à une « inertie » portant atteinte de manière grave et immédiate à la sécurité publique. Ce n’est pas un mince paradoxe et l’argumentation revient ainsi à dire qu’il est urgent de ne rien faire.

Quoi qu’il en soit, il vous sera bien sûr loisible de rejeter la demande de suspension en vous fondant sur le motif tiré de ce que la société Sncf Réseau n’invoque aucun moyen de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté du maire de Tergnier car, ainsi qu’elle l’a souligné dans ses écritures en réplique devant le tribunal administratif, son unique moyen est tiré de ce qu’elle n’est pas propriétaire de la passerelle et ce motif ne saurait être retenu pour les raisons que nous avons indiquées au stade de la cassation.

Par ces motifs, nous concluons à l’annulation des articles 1er et 2 de l’ordonnance attaquée ainsi que de son article 3 en tant qu’il fait grief à la commune de Tergnier, au rejet de la demande de suspension présentée par la société Sncf Réseau, à ce que la société Sncf Réseau verse une somme de 3 000 € à la commune de Tergnier au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et au rejet des conclusions présentées par cette société au titre des mêmes dispositions.


EXTRAITS

[…] 6. Pour juger qu’était propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté du 20 juin 2022 le moyen tiré de ce que la société Sncf Réseau n’était pas tenue de prendre les mesures conservatoires de mise en sécurité prescrites par cet arrêté, le juge des référés s’est fondé sur ce que la passerelle en cause ne pouvait appartenir à cette société dès lors qu’elle assurait la jonction entre une voie communale et une voie départementale. En statuant ainsi alors, d’une part, que le procès-verbal du 2 octobre 1933 de récolement et de remise des travaux conduits par la Compagnie du Chemin de fer du Nord établissait que cet ouvrage avait été édifié, dans l’intérêt du service public du chemin de fer, par cette entreprise en sa qualité de concessionnaire de ce service public et appartenait ainsi au domaine public ferroviaire, d’autre part, qu’aucun élément du dossier ne permettait d’établir qu’il en serait sorti depuis lors, de sorte que la société Sncf Réseau, attributaire des lignes du réseau ferré national, assument à ce titre toutes les obligations du propriétaire, était susceptible de faire l’objet d’un arrêté de mise en sécurité, le juge des référés a dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis.

[…] 9. Eu égard à ce qui a été dit au point 6, le moyen tiré de ce que la société Sncf Réseau ne serait pas propriétaire de la passerelle en cause n’est pas propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté litigieux, sans qu’ait d’incidence à cet égard la circonstance que la charge d’entretien de cette parcelle ait pu être partagée entre la Compagnie du Chemin de fer du Nord et la commune.

10. Il résulte de ce qui précède, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la condition d’urgence ni sur la fin de non-recevoir opposée par la commune de Tergnier, que la demande de la société Sncf Réseau tendant à la suspension de l’exécution de l’arrêté du 20 juin 2022 doit être rejetée. […]

1 CE, 10 févr. 1928, n° 84199, Sté La Cité nouvelle : Lebon, p. 208 ; 20 avr. 1928, Sté d’applications du béton armé : Lebon, p. 524.
2 Ord. n° 2020-1144 relative à l’harmonisation et à la simplification des polices des immeubles, locaux et installations, prise en application de l’article 198 de la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique.
3 Dans la limite de 1 000 € par jour de retard.
4 CE, 14 déc. 1906, n° 17579 : Lebon, p. 918.
5 CE, 26 sept. 2001, n° 219338 : Lebon, p. 426.
6 CE, 23 juill. 2012, n° 341932 : Lebon, T. pp. 611-712-848-1003.
7 CE, sect., 29 nov. 2002, n° 244727 : Lebon, p. 421.
8 CE, 6 mars 2002, n° 237114.
9 CE, n° 34102, Ville de Drancy c/ Sncf ; 7 juin 1985, n° 47370, 47594, Sncf : Lebon, T. pp. 624-774.
10 CE, 26 déc. 1902 : Lebon, p. 783.
11 CE, 29 juill. 1994 n° 133863, Cne de Dôle.
12 CE, 16 janv. 1953, n° 77108 : Lebon, p. 13.
13 CE, 15 avr. 2015, n° 369339 : Lebon, T. p. 666.
14 CE, sect., 16 nov. 1960, n° 44537, Cne du Bugue : Lebon, p. 627.
15 CE, sect., 28 mars 1969, n° 72678 : Lebon, p. 189.
16 CE, 7 mars 1913, n° 52579 : Lebon, p. 322.
17 CE, sect., 19 janv. 2001, n° 228815, Confédération nationale des radios libres : Lebon, p. 29.
18 CE, sect., 28 févr. 2001, n° 229562, 229563, 229721, Préfet des Alpes- Maritimes, Sté Sud-Est Assainissement : Lebon, p. 109.

Romain Victor

Romain Victor
Rapporteur public