Le fabuleux destin du “BEA énergies renouvelables”

Cass. 3e civ., 15 juin 2023, n° 21-22.816, Sté hydro-électrique X : Bull. civ. III (FS-B)

Alors que l’usage du bail emphytéotique de droit privé était jusqu’à présent classique pour implanter des installations de production d’énergie renouvelable sur le domaine privé des collectivités territoriales, la Cour de cassation requalifie un tel contrat en bail emphytéotique administratif, dont le contentieux relève du juge administratif. Consacrée en matière hydro-électrique, cette solution emporte des conséquences d’autant plus importantes qu’elle a vocation à jouer pour l’ensemble des énergies renouvelables.


COMMENTAIRE

La production d’énergies renouvelables, quelles qu’en soient les modalités (énergies éolienne, solaire, etc.), passe souvent par l’implantation d’infrastructures sur le foncier des collectivités publiques ; ce qui ne saurait surprendre, vu l’importance de leurs patrimoines respectifs, et concerne largement des biens naturels (cours d’eau pour l’énergie hydro-électrique, terrains pour les aérogénérateurs et les parcs photovoltaïques au sol…). Dans ces conditions, la question du « titrage » des exploitants se pose immanquablement et elle se trouve en partie liée au statut domanial des emprises occupées (sachant que pour l’heure et dans l’immense majorité des cas, les biens d’assiette – lorsqu’ils sont à l’état naturel au moment de la réalisation des montages contractuels – sont considérés comme des dépendances du domaine privé) 1.

De cela, il avait pu être déduit jusqu’à présent dans maintes situations – en dépit de limites techniques concernant le cas spécifique du foncier des sections de commune 2 – que l’on pouvait recourir à l’emphytéose de droit privé, devenue un temps la formule reine 3. A contrario, certains doutes avaient pu se manifester sur la possibilité de recourir au bail emphytéotique administratif, réservé aux opérations d’intérêt général qui relèvent des compétences des collectivités ou établissements publics locaux (CGCT, art. L. 1311- 2). Certains praticiens, pas absolument sûrs d’être « dans les clous » (d’autant que la rédaction de cette disposition a significativement évolué), eurent tendance à privilégier jusqu’à la fin des années 2000 des titres non attributifs de droit réel (hors des situations de commande publique).

Pourtant, la possibilité de recourir au bail emphytéotique administratif commençait à être officiellement admise 4. Et, l’évolution législative étant allée dans le sens d’un assouplissement 5, il n’a plus fait de doute, d’une part que la production d’énergies renouvelables n’est pas étrangère aux compétences des collectivités territoriales 6, d’autre part que la conclusion de baux passés dans cette perspective répond à un objectif d’intérêt général (compte tenu de ceux affichés au titre de notre politique énergétique 7). La banalisation du procédé, sur le parc bâti ou avec implantation au sol, était donc un peu dans l’ordre des choses.

Fallait-il alors rester avec deux fers au feu ? L’arrêt du 15 juin 2023 8 apporte à cette question une réponse négative, particulièrement remarquable si l’on considère que la publicisation du contrat est consacrée par la Cour de cassation (avec à la clef une sorte de continuité entre les différents maillons conventionnels de la « chaîne énergétique », car le législateur avait déjà imposé la qualification de contrat administratif pour les contrats d’achat d’électricité 9). Était en cause un bail emphytéotique conclu par une commune avec une société hydro-électrique, à laquelle le préfet de Loir-et-Cher refusa d’accorder une autorisation d’exploiter la centrale objet du bail, au motif que les obligations prévues par l’article L. 214-18 du code de l’environnement (en bref, la création de « passes à poissons », sujet très sensible qui nourrit le contentieux depuis des années) n’étaient pas respectées. La société preneuse ayant assigné la commune bailleresse en condamnation à réaliser les travaux de mise en conformité et en indemnisation, cette dernière devait soulever une exception d’incompétence au profit de la juridiction administrative, fondée sur la nature publique du bail.

Confirmant la position de la cour d’appel d’Angers, la Cour de cassation consacre le caractère administratif du bail emphytéotique (donc, la compétence de la juridiction administrative pour statuer : CGCT, art. L. 1311-3, 4°). Pour ce faire, elle se fonde d’une part sur les articles L. 100-1 et L. 100-2 du code de l’énergie, dans leur version en vigueur au 18 mars 2013 (dispositions aux termes desquelles la politique énergétique vise notamment à « préserver la santé humaine et l’environnement, en particulier en luttant contre l’aggravation de l’effet de serre ». Afin d’atteindre cet objectif, l’État, en cohérence avec les collectivités territoriales, veille, en particulier, à diversifier les sources d’approvisionnement énergétique, réduire le recours aux énergies fossiles et augmenter la part des énergies renouvelables dans la consommation d’énergie finale). Elle s’appuie d’autre part sur l’article L. 1111-2 du code général des collectivités territoriales, selon lequel les communes concourent avec l’État à la protection de l’environnement et à la lutte contre l’effet de serre par la maîtrise et

l’utilisation rationnelle de l’énergie. Le juge du quai de l’Horloge en déduit que la mise à disposition d’une centrale hydro-électrique, en vue de la production et de la vente d’électricité à un fournisseur d’énergie, en ce qu’elle favorise la diversification des sources d’énergie et participe au développement des énergies renouvelables, constitue une opération d’intérêt général relevant de la compétence de la commune.

Cette importante jurisprudence appelle a minima les quatre remarques suivantes :

– son champ est large. Ratione temporis : si la solution intéresse un bail conclu en 2013, l’évolution postérieure de la rédaction de l’article L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales demeure sans incidence sous ce rapport 10. La nouvelle ligne a donc vocation à s’appliquer aux baux emphytéotiques en cours comme à ceux à conclure. Ratione materiae : si la production d’énergie hydro-électrique était concernée ici, il ne fait aucun doute que les baux conclus pour produire d’autres types d’énergie renouvelable (éolienne et solaire, pour l’essentiel) sont aussi concernés ;

– les exploitants pourront trouver à y redire, les investissements étant réalisés sur la base d’une durée fixe permettant un calcul d’amortissement, voire l’espérance d’un renouvellement. Désormais le régime des contrats administratifs s’appliquera, avec un droit de résiliation anticipée de la partie publique pour motif d’intérêt général, une absence de droit de renouvellement de l’exploitant, une limitation du recours au financement hypothécaire, etc. ; ce qui pourrait refroidir certaines ardeurs, alors que dans le même temps les pouvoirs publics entendent appuyer sur l’accélérateur 11 ;

– cette solution pourrait contribuer à faire réfléchir à un ajustement marginal de la jurisprudence du Tribunal des conflits, maintes fois confirmée, selon laquelle le juge judiciaire dispose d’une compétence exclusive – pour faire très bref – en ce qui concerne les actes de gestion du domaine privé 12. L’ouvrage prétorien mériterait sans doute d’être remis sur le métier lorsque des contrats administratifs sont en jeu, car alors il n’est pas logique de retenir une compétence judiciaire sur les actes en périphérie d’un contrat dont le contentieux échoit à la juridiction administrative (que ceci soit d’ailleurs le fruit d’une volonté du législateur ou de l’application des critères habituels de détermination des contrats administratifs) ;

last but not least, il existe tout de même dans ces montages en vue de la production d’énergies renouvelables sur le domaine terrestre des personnes publiques un point de fragilité majeur, tenant aux possibles dégâts qui résulteraient de l’application de la « domanialité publique virtuelle » dans sa version rénovée 13. Jusqu’à maintenant, tout s’est (bien…) passé, comme si les opérations d’implantation n’avaient pas pour effet de faire entrer les fonds occupés dans le domaine public. Sous l’angle des intérêts publics locaux en jeu, il y aurait certes intérêt général, mais ni affectation à l’usage direct du public, ni affectation à une mission de service public. Pourtant, la production d’énergies renouvelables se rattache bien à une mission de service public (C. énergie, art. L. 121-1 s., sur le service public de l’électricité). Que celle-ci soit principalement nationale n’est pas un obstacle à la domanialité publique, puisque la jurisprudence admet en tout état de cause – quand bien même il n’y aurait pas de service public local (ce qui reste à voir) 14 – qu’un bien du domaine public d’une collectivité soit affecté au service public d’une autre collectivité 15. L’on ne voit pas comment nier l’existence d’une affectation au seul motif que l’exploitant est privé. Et les équipements implantés sont constitutifs d’aménagements indispensables à l’exercice de ladite mission (au sens de l’article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques). Le bail emphytéotique administratif, contrat « tout- terrain » praticable tant sur le domaine privé que sur le domaine public, est sans doute moins friable que les baux privés face aux risques de requalification domaniale. Mais il ne résout pas toutes les difficultés, à commencer par celles se rattachant aux obligations de mise en concurrence du titre 16.

Au total, l’arrêt commenté s’inscrit dans un mouvement de publicisation du régime de la production d’énergies renouvelables sur les biens des collectivités locales, qui pourrait connaître de nouveaux développements. Si les baux emphytéotiques utilisés à cet effet sont dorénavant de nature administrative, l’éventuel basculement du foncier mobilisé sous un régime de domanialité publique mettrait en cause la légalité même de maints montages contractuels (conventions conclues dans les conditions du droit privé et/ ou sans respect des obligations de transparence). C’est dire que la matière offre des perspectives de renouvellement.

1 Autour du sujet, V. en particulier Ph. Terneyre, Énergies renouvelables. Contrats d’implantation (Lamy, Axe droit, 2010) – Ph. Terneyre, Domaines publics et énergies renouvelables : Environnement 2011, n° 2, p. 15 – S. Dalle-Crode, Collectivités locales et panneaux photovoltaïques : les clés juridiques de la mise à disposition (et de la valorisation) du domaine public : JCP A 2009, n° 42, p. 24.
2 Il avait été considéré que, compte tenu des termes de l’article L. 2411-10 du code général des collectivités territoriales, les terres à vocation agricole ou pastorale des sections de commune ne sauraient être attribuées en location autrement que par bail rural ou par convention pluriannuelle d’exploitation ou de pâturage ; moyennant quoi, un conseil municipal ne pourrait conclure un bail emphytéotique (V. CE, 11 mars 2005, n° 269941 : Lebon, T. p. 730 ; AJDA 2005, p. 1021 – CAA Marseille, 22 oct. 2009, n° 08MA04230, Joseph X c/ Cne de Trélans–Rép.min.àQEn°51241:JOANQ,1er déc.2009,p.11466;JCPN 2009, act. 811). Cette solution, partiellement justifiée par des considérations liées à la répartition des compétences entre assemblée et exécutif locaux, s’expliquait par un état du droit aujourd’hui dépassé. Elle mériterait d’être réexaminée (J.- F. Joye, Biens des sections de commune : JCl. Propriétés publiques, fasc. 34-30, 2020, § 80), notamment en ce qu’elle gèle certaines potentialités pour la production d’énergies renouvelables sur des surfaces autres que forestières.
3 V. par ex., pour l’énergie éolienne, CE, 6 janv. 2017, n° 390134, Sté du Parc éolien du Roc de l’Ayre, Sté du Parc éolien de Fontfroide ; CAA Marseille, 20 janv. 2020, n° 18MA01664, E. et a. c/ Cne de Monts-de-Randon – CAA Lyon, 1er déc. 2015, n° 13LY00135, Assoc. Vent libre et a. – CAA Marseille, 13 mars 2015, n° 13MA01502, Assoc. l’Engoulevent et a. – CAA Marseille, 19 juill. 2013, n° 11MA00431, Sté Nouvelles énergies dynamiques – CAA Lyon, 25 mai 2012, n° 11LY03061, Gisèle B. c/ Cne de Coren – CAA Lyon, 30 août 2011, n° 09LY01220, Assoc. Autant en emporte le vent et a. – CAA Lyon, 23 juin 2010, n° 08LY02593, A. et Section de commune de Lespinasse. Pour un exemple de promesse de bail emphytéotique en vue de l’implantation d’un parc photovoltaïque, V. en dernier lieu CE, 28 juin 2023, n° 456291, Sté Voltalia : Lebon T. ; infra, obs. p. 122).
4 Par ex., Rép. min. à QE n° 5015 : JO AN Q, 18 déc. 2007, p. 8028, à propos d’une implantation photovoltaïque sur la toiture du stade Geoffroy-Guichard, à Saint-Étienne.
5 Notamment, la loi Grenelle 2 (L. n° 2010-788, 12 juill. 2010 portant engagement national pour l’environnement, art. 88) a généralisé – au-delà des communes – la possibilité pour les collectivités territoriales et les établissements publics dont elles sont membres de faire aménager et de faire exploiter des installations de production d’électricité utilisant des énergies renouvelables.
6 V. ainsi, pour les communes et les EPCI : CGCT, art. L. 2224-34 (mod. par la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, art. 88.)
7 C. énergie, art. L. 100-4, issu de l’article 1er de la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.
8 JCP A 2023, act. 418 et JCP N 2023, act., 736, obs. Touzeil-Divina.
9 L. n° 2000-108, 10 févr. 2000, art. 10, modifié par loi ENL, art. 88 précit. V., F. Macagno : Le Grenelle II et la nature administrative des contrats d’achat d’électricité : Contrats-Marchés publ. 2011, étude 1.
10 L’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics (art. 101) a supprimé la référence à « l’accomplissement, pour le compte de la collectivité territoriale, d’une mission de service public » pour recentrer le bail emphytéotique administratif sur la réalisation d’opérations d’intérêt général relevant de la compétence des collectivités bailleresses. Il a pu être jugé que la production d’énergie renouvelable n’est pas une mission de service public local (par ex., CAA Lyon, 2 avr. 2020, n° 18LY01186, Sté Good Sun – CAA Marseille, 9 juin 2015, n° 13MA01988, D. c/ Cne de Cheval Blanc).
11 V. en dernier lieu, L. n° 2023-175, 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables (dossier AJDA 2023, n° 22).
12 V., pour l’arrêt inaugural, T. confl., 22 nov. 2010, n° 3764, SARL Brasserie du Théâtre : Lebon, p. 591 ; AJDA 2010, p. 2423, chron. Botteghi et Lallet ; BJCL 2011, p. 439, note Martin ; BJCP 2011, p. 55, concl. Collin et note Schwartz ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 26, note Devillers ; Dr. adm. 2011, comm. 20, note Melleray ; JCP A 2011, 2041, note Sorbara ; JCP A 2011, 2239, chron. Chamard-Heim ; RJEP 2011, comm. 13, note Pellissier.
13 V., pour l’arrêt de principe, CE, 13 avr. 2016, n° 391431, Cne de Baillargues : Lebon ; AJDA 2016, p. 1171, chron. Dutheillet de Lamothe et Odinet ; BJCL 2016, p. 348, concl. Escaut, obs. Tessier ; Contrats-Marchés publ. juin 2016, p. 1, obs. Llorens et Soler-Couteaux ; ibid. mars 2017, chron. Llorens et Soler-Couteaux ; Dr. adm. 2016, comm. 53, note Éveillard ; JCP A 2016, 2124, note Hansen ; JCP G 2016, p. 1672, chron. Éveillard ; JCP N 2016, p. 1244, étude Fatôme et Leonetti.
14 Ph. Coleman, La production d’énergies renouvelables par les collectivités territoriales : un nouveau service public érigé par accident ? : Dr. adm., juill. 2023, p. 2.
15 V. not. CE, 19 déc. 2007, n° 288017, Cne de Mercy-le-Bas : Lebon T., p. 841 ; RDI 2008, p. 100, note Foulquier – CE, 11 mai 2016, n° 390118, Cté urbaine Marseille-Provence-Métropole : Lebon ; AJDA 2016, p. 1173, chron. Dutheillet de Lamothe et Odinet ; AJDA 2017, p. 611, étude Fatôme et Lafaix ; BJCP 2016, p. 288, concl. Henrard, p. 296, obs. Schwartz ; Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 184, note Devillers.
16 Comp., pour le domaine public, CGPPP, art. L. 2122-1-1 et s. Pour le domaine privé, CE, 2 déc. 2022, n° 460100, A. et D. c/ Cne de Biarritz et Sté Socomix : Lebon ; AJCT 2023, p. 111, note Dreyfus ; AJDA 2022, p. 2369, tribune Melleray ; AJDA 2023, p. 109, étude Roux ; Contrats-Marchés publ. 2023, comm. 54, note Chamard-Heim ; Dr. adm. 2023, comm. 17, note Muller ; Dr. Voirie 2023, p. 12, concl. Raquin ; JCP A 2023, 2033, note Chamard-Heim et Karpenschif ; JCP G 2023, p. 164, note Hansen ; JCP G 2023, p. 704, note Eveillard ; JCP N 2023, 1060, note Murgue-Varoclier ; RDI 2023, p. 103, note Foulquier.

Philippe Yolka
Professeur de droit public
Université Grenoble Alpes