Faut-il repenser l’identité de la propriété publique ?

Tribune

Après avoir dissocié, dans sa thèse, la propriété publique de la domanialité publique, Philippe Yolka définissait ainsi le régime de la propriété publique : « Il présente avec le droit commun de la propriété deux différences essentielles, qui tiennent à l’incessibilité de la propriété publique en dessous de sa valeur réelle et à son insaisissabilité » 1. Sa conception a nourri l’ensemble de la doctrine universitaire. Elle a également fait l’objet d’une réception par le Conseil d’État, ainsi qu’en témoigne la fiche n° 6 « Domaine » du Guide des outils d’action économique mentionnant ces deux principes au rang des caractéristiques spécifiques de la propriété publique. Cet alignement des planètes est-il révolu ? À tout le moins commence à poindre un hiatus qui devra être analysé et intégré par les auteurs.

Le Conseil d’État et le législateur ont, en effet, réalisé récemment quelques pas de côté. Alors que l’insaisissabilité des biens publics s’opposait traditionnellement à la constitution de sûretés réelles (telle l’hypothèque 2) dans la mesure où leur réalisation suppose de respecter les formes de la saisie, les sûretés réelles mobilières ont été autorisées en 2018 sur les biens des offices publics de l’habitat (CCH, art. L. 421-4-1) ; l’interdiction des procédures civiles d’exécution se rétracte donc un peu. Quant à l’hypothèque légale, jugée contraire à l’inaliénabilité du domaine public, elle a été admise sur les biens du domaine privé faisant partie d’une association syndicale de propriétaires 3 tout comme ceux compris dans une copropriété 4. Le Conseil d’État vient également de décliner aux locations publiques la jurisprudence Commune de Fougerolles 5 en jugeant qu’une personne publique ne pouvait légalement louer un bien à une personne poursuivant des fins d’intérêt privé pour un loyer inférieur à la valeur locative de ce bien sauf si cette location est justifiée par des motifs d’intérêt général et comporte des contreparties suffisantes 6. Il paraît dès lors délicat de continuer à prétendre que l’incessibilité à vil prix constitue l’une des caractéristiques de la propriété publique ; il convient, au minimum, de lui adjoindre désormais l’interdiction des locations à vil prix.

La Haute Juridiction administrative ne s’oriente-t-elle pas vers une conception davantage financière de la propriété publique ? Ledit Guide comprend d’ailleurs deux autres principes attachés à la propriété publique : la prescription quadriennale des dettes publiques nées de la gestion des biens et l’émission de titres exécutoires par le propriétaire public. Il faut surtout y voir la concrétisation de la difficulté de maintenir une insaisissabilité fondée sur un critère organique, prémices possibles à son resserrement. L’élargissement de l’arrêt CCAS de Pauillac est également l’occasion d’insister sur la dimension axiologique de la propriété publique : les patrimoines publics constituent d’abord une richesse collective qu’il faut préserver en valeur absolue.

1 La propriété publique. Éléments pour une théorie, préf. Y. Gaudemet, LGDJ, 1997, p. 578.
2 V. par ex., A. de Laubadère, J.-Cl. Venezia et Y. Gaudemet, Traité de droit administratif, t. 1, LGDJ, 14e éd., 1996, n° 417. – Ph. Coleman, La possibilité de constituer des sûretés réelles sur les propriétés publiques : RDP 2020, p. 1471. 3 CE, 23 janv. 2020, n° 430192 et 430359, Sté JV Immobilier et a. c/ Cne de Bussy-Saint-Georges : Lebon ; Dr. Voirie 2020, p. 28, concl. R. Victor – CE, 10 mars 2020, n° 432555, Assoc. syndicale des propriétaires de la cité Boigues : Lebon ; Dr. Voirie 2020, p. 67, note H. Devillers – L. n° 2021-1104, 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique, art. 220.
4 CE, 11 févr. 1994, Cie d’assurances la Préservatrice foncière : AJDA 1994, p. 548, note J. Dufau ; GDDAB, 3e éd., 2018, n° 5, comm. Ph. Yolka.
5 CE, sect., 3 nov. 1997, n° 169473, Cne de Fougerolles : Lebon, p. 391 ; GDDAB, préc. n° 97, comm. Ph. Yolka ; RFDA 1998, p. 12, concl. L. Touvet.
6 CE, 28 sept. 2021, n° 431625, CCAS de Pauillac : Lebon, T.

Caroline Chamard-Heim
Professeur de droit public
Université Jean-Moulin Lyon-III