Cours & Tribunaux
CE, 25 janvier 2023, n° 458930, Établissement public d’aménagement de Paris-Saclay : Lebon, T.
Par un arrêt en date du 25 janvier 2023, le Conseil d’État précise qu’aucune disposition législative ou règlementaire n’impose que l’ensemble des immeubles à exproprier pour la réalisation d’un projet déclaré d’utilité publique fasse l’objet d’un unique arrêté de cessibilité. Dès lors, des arrêtés de cessibilité peuvent être pris successivement si l’expropriation de nouvelles parcelles se révèle nécessaire pour la réalisation de l’opération projetée.
COMMENTAIRE
Par un arrêté du préfet de l’Essonne du 24 mars 2014, le projet d’aménagement de la zone d’aménagement concerté (ZAC) du quartier de l’École Polytechnique a été déclaré d’utilité publique au profit de l’Établissement public d’aménagement Paris-Saclay (Epaps). Par un autre arrêté du 22 septembre 2016, la même autorité préfectorale a déclaré cessibles les parcelles cadastrées section H n° 99 et 347 nécessaires à la réalisation de ce projet. Cependant, compte tenu de ce qui semble être sa caducité, puisqu’il doit être transmis au juge de l’expropriation dans le délai de rigueur de six mois à compter de la date à laquelle il a été pris 1, le préfet, par un nouvel arrêté du 21 février 2017, a abrogé celui 22 septembre 2016. Par cet acte, il a de nouveau déclaré cessibles les parcelles cadastrées section H n° 99 et 347. Parallèlement, par un arrêté du 4 septembre 2017, le préfet de l’Essonne a déclaré cessible la parcelle cadastrée section H n° 384. La société civile immobilière (SCI) SL Saclay Lab, la société anonyme (SA) Finamur et la SA Nord Europe Lease, qui sont respectivement crédit-preneur et crédit-bailleurs des parcelles en cause, ont demandé conjointement au tribunal administratif de Versailles 2 l’annulation complète des arrêtés du 22 septembre 2016 et du 4 septembre 2017 et l’annulation de l’arrêté du 21 février 2017 en tant seulement qu’il porte sur la déclaration de cessibilité des parcelles.
S’agissant du premier arrêté, la juridiction l’a annulé pour vice de forme compte tenu des nombreuses omissions et erreurs l’affligeant quant à l’exacte désignation des propriétaires concernés par l’expropriation pour cause d’utilité publique. Concernant les deux autres arrêtés, la juridiction a indiqué – ici se trouve tout l’intérêt de l’espèce – que dans l’hypothèse d’une « pluralité de parcelles à exproprier, le préfet doit, à l’issue de l’enquête parcellaire, prendre un seul arrêté de cessibilité, mentionnant la liste de toutes les parcelles figurant au plan parcellaire pour lesquelles l’Administration entend poursuivre la procédure d’expropriation ». Pour la juridiction versaillaise, les dispositions du code de l’expropriation 3 « imposent également à l’autorité administrative de faire figurer dans un même arrêté de cessibilité l’ensemble des parcelles appartenant à un même propriétaire, dont l’expropriation est poursuivie. Le respect de cette procédure, de nature à permettre de vérifier la conformité de l’expropriation avec l’opération autorisée par la déclaration d’utilité publique, présente un caractère substantiel […] ». In fine, dans la mesure où une nouvelle enquête parcellaire portant sur l’ensemble des parcelles concernées n’a pas été réalisée, le tribunal administratif de Versailles a annulé pour vice de procédure ces deux arrêtés en tant qu’ils portent déclaration de cessibilité. Appel a été interjeté et la cour administrative de la même ville 4 a rejeté les requêtes présentées, confirmant ainsi le jugement rendu. Pour anodine qu’elle puisse paraître, la question ici posée – celle de savoir s’il existe une obligation de prendre un unique arrêté de cessibilité et de faire figurer au sein de celui-ci l’ensemble des parcelles à exproprier – n’était pas moins inédite en cassation (I) et donne ainsi l’occasion à la Haute Juridiction administrative de trancher dans un sens opposé aux juges du fond (II).
I. UNE QUESTION INÉDITE : L’UN OU LE MULTIPLE ?
Souvent est mise en avant la solennité de la formation de jugement pour souligner l’importance et l’intérêt d’un arrêt comme en attestent ceux que le Conseil d’État considère comme ses grands arrêts et que la doctrine autorisée identifie dans un ouvrage éponyme comme étant les grands arrêts de la jurisprudence administrative. Il s’agit des arrêts dans lesquels « le cas d’espèce importe peu » 5 et où « le juge dit le droit plus qu’il ne tranche un litige » 6. Pour autant le fichage est un autre élément dont il ne faut, bien entendu, pas mésestimer l’intérêt 7, et le présent fichage en B témoigne de l’autorité que le Conseil d’État entend donner à cet arrêt, bien que rendu par une formation qui n’est pas des plus solennelles. En l’espèce, comme le soulignait le rapporteur public, « la présente affaire soulève une question inédite devant vous de régularité de la procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique ». Question inédite car aucune précédente affaire de ce même type n’est remontée jusqu’en cassation, bien que les juridictions du fond aient eu à en connaître plusieurs fois – le rapporteur public semblant regretter en filigrane qu’aucune n’ait jamais fait l’objet d’un pourvoi. Une telle situation se rencontre parfois, comme en témoigne la tendance à la généralisation de la faute simple en lieu et place de la faute lourde en matière de responsabilité administrative, que les juridictions du fond ont pu réaliser en amont du Conseil d’État. À titre d’exemple, il en fut de la sorte à propos de la responsabilité de l’État pour des défaillances dans l’exercice de ses prérogatives en termes de contrôle 8, où la cour administrative d’appel de Paris 9 avait réitéré une position par laquelle elle avait cru pouvoir abandonner l’exigence de la faute lourde en cette matière. Celui-ci n’ayant « pas fait l’objet d’un pourvoi en cassation » 10, ce que le rapporteur public semblait déplorer, le Conseil d’État a saisi la première occasion qui lui était offerte pour lui rappeler qu’en matière d’innovation jurisprudentielle, il était la seule institution compétente.
En l’espèce, la question se résumait simplement : est-il possible de procéder par plusieurs arrêtés successifs pour déclarer cessibles des parcelles nécessaires à la réalisation d’un même projet déclaré d’utilité publique ? Ou, le cas échéant, dans un tel cas de figure, un arrêté unique s’impose-t-il ? À cette question, les juridictions du fond ont privilégié la seconde option. Pour justifier de l’annulation de ces arrêtés, les juges retiennent, sur le fondement de l’article L. 132-1 du code de l’expropriation, qu’il n’est pas possible de prendre plusieurs arrêtés de cessibilité successifs pour des parcelles appartenant à un même propriétaire, sauf à reprendre depuis le début l’enquête parcellaire, en y intégrant les nouvelles parcelles dont l’expropriation se serait révélée nécessaire en cours d’opération, mais également toutes les parcelles concernées qui appartiennent à ce propriétaire. En effet, la cour administrative d’appel de Versailles, pour confirmer le jugement du tribunal administratif, a jugé que : « Eu égard à la garantie attachée au droit de propriété et à la nécessité de prémunir un propriétaire contre une transmission tardive du dossier au juge de l’expropriation au regard des dispositions de l’article R. 221-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, les dispositions précitées doivent s’entendre comme imposant à l’autorité administrative de faire figurer dans un même arrêté de cessibilité l’ensemble des parcelles appartenant à un même propriétaire, dont l’expropriation est poursuivie ». Ce raisonnement avait déjà été retenu dans une décision de la cour administrative d’appel de Bordeaux qui avait interprété l’article L. 132-1 comme « imposant à l’autorité administrative de faire figurer dans un même arrêté de cessibilité l’ensemble des parcelles appartenant à un même propriétaire » 11. À l’inverse, optant pour la première solution, d’autres juridictions d’appel ont pu considérer que rien n’impose l’unicité de l’arrêté de cessibilité en retenant qu’aucune « disposition législative ou réglementaire n’impose[nt], à peine d’illégalité, que l’ensemble des immeubles à exproprier pour la réalisation d’un projet déclaré d’utilité publique fasse l’objet d’un unique arrêté de cessibilité ; que la circonstance que plusieurs arrêtés de cessibilité sont intervenus est dès lors, à elle seule, sans incidence sur la légalité des actes contestés » 12.
II. UNE SOLUTION LOGIQUE : LA PLURALITÉ D’ARRÊTÉS
Entre ces différentes lectures, il convenait d’apporter une réponse précise et définitive – tel est notamment le rôle de la Haute Juridiction en tant que cour régulatrice 13 de son ordre juridictionnel. Le Conseil d’État juge en l’espèce qu’aux « termes de l’article L. 132-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique: L’autorité compétente déclare cessibles les parcelles ou les droits réels immobiliers dont l’expropriation est nécessaire à la réalisation de l’opération d’utilité publique. Elle en établit la liste, si celle-ci ne résulte pas de la déclaration d’utilité publique’. Ni cette disposition ni aucune autre disposition législative ou règlementaire n’impose que l’ensemble des immeubles à exproprier pour la réalisation d’un projet déclaré d’utilité publique fasse l’objet d’un unique arrêté de cessibilité. Des arrêtés de cessibilité peuvent dès lors être pris successivement si l’expropriation de nouvelles parcelles se révèle nécessaire pour la réalisation de l’opération déclarée d’utilité publique. La circonstance que des parcelles faisant l’objet de ces arrêtés successifs appartiennent à un même propriétaire est à cet égard sans incidence ».
Le fait que le Conseil d’État retienne la première option – celle d’une pluralité d’arrêtés de cessibilité – peut s’enorgueillir de plusieurs justifications. La première est que la même cour administrative d’appel versaillaise a pu avoir à trois mois d’intervalle deux positions diamétralement opposées : celle de l’espèce dans l’arrêt du 29 septembre 2021 et celle rendue dans un arrêt du 16 décembre 2021. La position la plus récente semblait sinon devoir, du moins pouvoir, s’imposer. La deuxième peut également tenir à la pluralité des arrêts de cours d’appel 14 optant justement davantage pour la pluralité en matière de d’arrêtés de cessibilité que pour l’unicité parfois retenue. Mais au-delà de ces éléments juridictionnels, il convenait de justifier la position jurisprudentielle. Le seul élément pouvant faire réellement obstacle à une telle approche est l’article R. 221-1 du code de l’expropriation qui prévoit que « le préfet transmet au greffe de la juridiction du ressort dans lequel sont situés les biens à exproprier un dossier qui comprend les copies : (…) 6° De l’arrêté de cessibilité ou de l’acte en tenant lieu, pris depuis moins de six mois avant l’envoi du dossier au greffe ». Mais le singulier ici mentionné n’est entre guillemets qu’une formule classique que le pluriel peut tout à fait substituer. À l’inverse, d’autres éléments militaient pour la solution retenue qui s’avère réaliste.
Là encore, comme le relevait le rapporteur public Philippe Ranquet, « ce qui ressort, c’est un juste équilibre à ménager entre deux préoccupations. D’une part, celle du pragmatisme : l’autorité administrative peut se rendre compte, en cours d’opération, qu’une modification du périmètre d’expropriation est finalement nécessaire, et l’empêcher de prendre un arrêté complémentaire reviendrait à lui imposer une nouvelle DUP. D’autre part, celle des garanties dont doit rester entourée une procédure fortement attentatoire au droit de propriété, l’une étant que la nécessité d’exproprier chaque immeuble soit appréciée loyalement en tenant compte de tous les éléments disponibles sur l’état du projet, son périmètre et les autres immeubles susceptibles d’être concernés – une garantie qui ne serait pas respectée en cas de ‘saucissonnage’ 15 abusif de ce périmètre ». C’est la raison pour laquelle par une formule impérative le Conseil d’État vient sanc- tionner pour erreur de droit l’arrêt d’appel. Sur ce point l’on re- trouvelelaconismepropreàlamotivationdesarrêtsduConseil d’État dont le mérite est la concision, mais dont l’écueil est l’absence de justification. Or, selon la grande devise de Paul Ricœur, force est de constater que « expliquer plus c’est com- prendre mieux » 16. En effet « dans son ouvrage intitulé Le juste, le philosophe Paul Ricœur propose ce qu’il dénomme ‘une phé- noménologie de l’acte de juger’. Juger, ce n’est pas seulement trancher des différends, départager, délimiter des prétentions contradictoires, c’est aussi opiner, apprécier, tenir pour vrai, adhé- rer à quelque chose et prendre position » 17. À ce sujet, l’on ne peut que regretter que le Conseil d’État, eu égard à ses récents arrêts pédagogiques, se limite à un raisonnement par le vide, c’est-à-dire à l’absence d’une règle contenue soit dans le code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, soit une autre disposition législative ou réglementaire l’imposant.
1 C. expr., art. R. 221-1-6.
2 TA Versailles, 8 nov. 2019, n° 704736, 1704730, 1708996, Sci Sl Saclay Lab et a.
3 C. expr., art. L. 132-1 et R. 132-1.
4 CAA Versailles, 29 sept. 2021, n° 19VE04281, 19VE04282, 20VE00076.
5 N. Kada, Les grands arrêts et le droit administratif : AJDA, 10 nov. 2008, p. 2099.
6 Ibid.
7 P. Cassia, Une autre manière de dire le droit administratif : le ‘fichage’ des décisions du Conseil d’État au Recueil Lebon : RFDA 2011, p. 830.
8 CE, ass., 30 nov. 2001, n° 219562, Min. de l’Économie, des Finances et de l’Industrie : Lebon, p. 74.
9 CAA Paris, 30 mars 1999, n° 96PA04386.
10 A. Seban, concl. sur CE, ass, 30 nov. 2001, n° 219562 préc. : RFDA 2002, p. 743.
11 CAA Bordeaux, 28 juin 2019, n° 17BX02947.
12 CAA Lyon, 28 avr. 2014, n° 15LY01826. V. aussi CAA Marseille, 28 mai 2015, n° 16MA03664 – CAA Douai, 13 déc. 2018, n° 16DA01507 – CAA Versailles, 16 déc. 2021, n° 20VE01882.
13 J. Rivero, Le Conseil d’État, Cour régulatrice : D. 1954, pp. 157-162.
14 Outre ceux déjà mentionnés : CAA Paris, 3 févr. 2022, n° 20PA03386.
15 Le terme a été justement mobilisé par un magistrat de la cour versaillaise pour commenter l’arrêt d’appel v. D. Margerit, Peut-on saucissonner l’arrêté de cessibilité ? : AJDA 2022, p. 95.
16 J. Grondin, L’herméneutique, PUF, 2008, p. 83.
17 P. Pedrot, « Le processus juridictionnel et droit des personnes : argumentation et délibération », in L’office du juge, Actes du colloque des 29 et 30 septembre 2006, Les colloques du Sénat, p. 284.

Christophe Otero
Maître de conférences en droit public
Université de Rouen