Chroniques & Opinions
Aux modalités classiques de sortie des biens du domaine public (par suite de phénomènes naturels ou d’une procédure de déclassement) s’ajoute le cas de certains meubles détachés d’immeubles. Le sort des ouvrages construits par une personne publique sur le domaine public d’une autre soulève aussi certaines interrogations.
Sous réserves de rares bizarreries (comme la situation des « délaissés de voirie »), les manuels de droit administratif des biens enseignent qu’il est schématiquement deux manières pour les biens de sortir du domaine public : en fonction de phénomènes physiques, pour les dépendances naturelles (abaissement du niveau des eaux, s’agissant du domaine public fluvial ou maritime) ; par l’effet d’une désaffectation et d’un déclassement, pour les dépendances artificielles. Mais la réalité pourrait être un peu plus bariolée, comme le montrent deux exemples propres à enrichir le cabinet de curiosités des amateurs.
Le premier correspond à l’exit domanial par détachement physique. Ici la sortie du domaine public vient littéralement d’un arrachement, un élément immobilier étant démonté pour devenir un meuble et perdre sa carapace de droit public. Mais, objectera-t-on, la jurisprudence a maintenu dans des affaires fameuses la domanialité publique de meubles détachés d’immeubles : jadis, les stalles de l’église de Barran 1 ; naguère, le « fragment à l’aigle » de la cathédrale de Chartres 2 ou le « pleurant n° 17 » du tombeau de Philippe-le-Hardi 3. Et le Conseil d’État a dernièrement, sur un terrain voisin, refusé que le Baiser de Brancusi fût séparé de la sépulture le portant, car il serait un immeuble par nature 4. Tout cela joue indubitablement contre l’idée de détachabilité.
Or, les textes comme la pratique révèlent bel et bien des cas de meubles issus d’immeubles quittant le domaine public en changeant de qualification, ainsi que ce rapide inventaire à la Prévert en donne l’aperçu : un escalier démonté d’un immeuble 5 ; des déchets, appréhendés sous l’angle de leur seule élimination (déblais de travaux issus du domaine public routier 6, « terre de cimetière » 7, etc.) ; des matériaux extraits au titre de concessions sur le domaine public maritime(sable,graviers:CGPPP,art.L.2124-27etL.2124-28);des arbres du domaine public fluvial abattus 8 ; ou encore – last but not least – des « néo-meubles » vendus aux enchères – à ce qu’il semble, sans déclassement préalable – par les gestionnaires domaniaux, avec cette question de savoir ce qu’en font leurs heureux acquéreurs (tourniquets ou portes du métro parisien 9 ; cabines de remontées mécaniques 10…).
Un second cas de figure, qu’il convient d’aborder avec précaution, est lié aux occupations domaniales entre personnes publiques 11. On se souvient que la jurisprudence reconnaît – en bref – un droit de propriété à l’occupant sur les ouvrages construits pendant la durée de son titre (sous réserve des biens de retour dans les concessions de service public), d’autant plus robuste que ce dernier lui confère un droit réel (ce qui peut advenir au profit d’occupants publics. V. par ex., pour l’exploitation du domaine public fluvial, L. n° 2022-217, 21 févr. 2022, art. 56 – CGPPP, art. L. 2124-7-1). Que l’ouvrage édifié se trouve affecté à l’usage direct du public ou à l’exécution d’une mission de service public et les conditions requises par l’article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques pour incorporer ce bien au domaine public de la personne publique occupante paraissent a priori remplies.
Sauf erreur, la jurisprudence n’a pas eu l’occasion de préciser vraiment le statut domanial des ouvrages ainsi construits par l’occupant public, mais il y a là un enjeu d’importance. Car de deux choses l’une : soit le juge devrait consacrer une « domanialité publique superficiaire » particulièrement originale, en ce qu’elle serait – contrairement à la logique d’intemporalité qui irrigue d’ordinaire ce régime de protection – pro tempore (puisque liée à la durée du titre d’occupation) 12. L’ouvrage sortirait donc automatiquement du domaine public de l’occupant en fin de titre, lorsque se manifesterait le droit d’accession du propriétaire public de la dépendance occupée (avec transfert de propriété à la clef, ainsi que de domanialité publique si l’affectation est maintenue). Soit il faudrait exclure la propriété temporaire des critères du domaine public visés par l’article L. 2211-1 ; manière, indirectement, de crever la fiction du « droit de propriété » de l’occupant du domaine public.
1 CE, 17 févr. 1932, Cne Barran : Lebon, p. 189 ; D. 1933, 3, 49, note Capitant.
2 Cass. 1re civ., 13 févr. 2019, n° 18-13.748, Sté Brimo de Laroussilhe : Bull. civ. I ; AJDA 2019, p. 366, obs. de Montecler ; JCP A 2019, act. 130, obs. Touzeil-Divina ; Dr. Voirie 2019, p. 58, note Otero.
3 CE, 21 juin 2018, n° 408822, Sté Pierre Bergé : Lebon, T. ; Dr. adm. 2019, comm. 2, note Éveillard ; JCP A 2018, 2233, comm. Noual ; RFDA 2018, p. 1057, note Giacuzzo.
4 Dr. Voirie 2022, p. 62, synthèse Roux.
5 CAA Nancy, 23 juill. 2020, n° 19NC00519, Cne Balnot-sur-Laignes : Contrats-marchés publ. 2020, comm. 306, obs. Muller ; Dr. Voirie 2020, p. 189 ; RDI 2020, p. 687, obs. Foulquier.
6 CE, 29 juin 2020, n° 425514, 425516 et 425517, SA Orange : Lebon, T. ; AJDA 2020, p. 2324, note Boul ; Contrats-marchés publ. 2020, comm. 270, obs. Muller ; Dr. Voirie 2020, p. 250, concl. Victor.
7 D. Dutrieux : Terres issues d’un cimetière… quel statut et quel régime juridiques ? : Funéraire Magazine n° 227, juin 2012, p. 41.
8 Par ex. CAA Bordeaux, 12 nov. 2020, n° 18BX02374, D. c./ VNF et Dpt Lot-et-Garonne.
9 En décembre 2021, la RATP a ainsi vendu chez Drouot 215 pièces de mobilier.
10 Quelques exemples dans les dernières années : Vaujany, 2018 ; Samoens, 2020 ; Méribel, Orelle, 2021.
11 V., Le partenariat domanial public/ public : quelques zones d’ombre : AJDA 2014, p. 2441 ; Les litiges domaniaux entre personnes publiques : Dr. adm., août-sept. 2017, p. 45.
12 Rappelons que l’occupation du domaine public doit rester temporaire (le titre étant précaire et révocable : CGPPP, art. L. 2122-1 et R. 2122-1) et qu’un droit perpétuel est donc illégal (CE, 8 nov. 2019, n° 421491, Assoc. Club seynois multisports : Lebon, T. ; AJDA 2020, p. 645, note Foulquier ; Contrats-marchés publ. 2020, comm. 20, obs. Soler-Couteaux ; Dr. adm. 2020, comm. 7, note Éveillard ; Dr. Voirie 2019, p. 246, concl. Victor ; JCP A 2019, 2073, note Blanchon.

Philippe Yolka
Professeur de droit public, Université Grenoble-Alpes (CRJ)