Un défunt a le droit à une occupation paisible du domaine public – Christophe Otero

Cours & Tribunaux

De l’indemnisation de la perte d’un bien, détenu de bonne foi, restitué au domaine publicTA Bordeaux, 17 octobre 2022, n° 2100352

À l’occasion de travaux de reprise d’une concession funéraire abandonnée, l’entreprise chargée des opérations funéraires a détruit par erreur la concession voisine. Compte tenu de cette destruction et de la disparition du corps qui y était inhumé, la famille a recherché la responsabilité de la commune. Le tribunal administratif de Bordeaux retient cette dernière en considérant la carence du maire dans l’exercice de ses pouvoirs de police des lieux de sépultures, lequel doit veiller à ce que les bénéficiaires d’une concession funéraire ne puissent être troublés dans l’exercice exclusif de ce droit d’usage et de jouissance. La juridiction indemnise tant le préjudice matériel que celui moral.


COMMENTAIRE

«Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela » 1. Chacun a sa manière de susciter l’intérêt des étudiants au début d’un cours lorsqu’il s’agit de droit administratif – et plus encore de droit administratif des biens – voici, très modestement, la mienne. Ils seraient des Monsieur Jourdain qui s’ignorent ayant pratiqué cette matière depuis des lustres sans rien en savoir. Tout au long de la matinée avant de rejoindre l’amphithéâtre ils sont usagers du domaine public sur la route par le biais de leurs véhicules ou d’un car et d’un bus et, une fois le cours achevé, ils continuent encore de l’être même jusque tard dans la journée en allant boire un verre en terrasse. Poussant l’idée à l’extrême, j’ose leur indiquer que de leur naissance – la majorité étant née dans un hôpital public – à leur mort – la majorité ira au cimetière – ils « font » du droit administratif des biens. L’on pour- rait croire que le trépas les libère mais il n’en est rien, et la présente affaire vient ajouter un chapitre de plus.

En l’espèce, M. A. était inhumé depuis 1988 dans une concession du cimetière de Lanton (Gironde). Après trente années, cette concession a été renouvelée pour quinze ans à la demande de la famille, autorisée par un arrêté municipal du 14 septembre 2018. Cependant, moins de deux ans plus tard, dans le même cimetière à l’occasion de travaux de reprise d’une concession funéraire voisine abandonnée, l’entreprise chargée d’opérations funéraires a détruit par erreur la concession octroyée. Par suite, la dépouille de M. A. a donc été exhumée. Devant cette situation de fait, la compagne et les enfants du défunt ont sollicité la juridiction administrative aux fins d’engager la responsabilité de la commune et d’obtenir réparation de leurs préjudices matériel, chiffré à 2 464 €, et moral, d’un montant de 20 000 € chacun. Par requête devant le tribunal administratif de Bordeaux, ils soutenaient être titulaires d’une concession funéraire légalement octroyée et prorogée et que la responsabilité de la commune de Lanton est engagée sur le fondement de l’article L. 2213-8 du code général des collectivités territoriales et du règlement intérieur du cimetière, en raison de la carence du maire à leur garantir une jouissance paisible de leur concession funéraire et plus précisément à surveiller les travaux effectués à l’intérieur du cimetière et à les prévenir des dégradations. Quant à la commune, elle soutenait à l’inverse que l’erreur procédait de l’opérateur funéraire qui est à l’origine de la réalisation à tort de travaux de reprise sur la concession funéraire située à proximité de celle litigieuse et que par voie de conséquence seule la responsabilité de l’opérateur pouvait être recherchée, à l’exclusion de celle communale. La question centrale, sans être novatrice, était de savoir si la responsabilité de la commune pouvait être engagée au titre d’opérations effectuées par une entreprise tiers dans le cadre d’un cimetière (I). Parallèlement, une fois admise cette responsabilité, quid s’agissant des préjudices invoqués ? (II).


I. UNE RESPONSABILITÉ COMMUNALE ENGAGÉE À SON CORPS DÉFENDANT

Le code général des collectivités territoriales, s’il consacre un véritable droit à l’inhumation dans la commune 2, ne prévoit en parallèle qu’une simple faculté pour la collectivité d’accorder des concessions funéraires 3, lesquelles sont des contrats portant occupation du domaine public. Les cimetières ne sont pas les premières dépendances du domaine public qui viennent à l’esprit. Et pourtant, c’est avec le célèbre arrêt Marécar qu’a été posé le principe selon lequel « les cimetières sont affectés à l’usage direct du public et qu’ils doivent dès lors être compris dans les dépendances du domaine public » 4, décision affirmant ainsi que les biens du domaine public ne sont pas seulement et uniquement ceux désignés expressis verbis par le législateur. Certes, il s’agit d’un public particulier lorsque l’on considère ceux qui y résident en tant que lieu de repos et de paix, mais il convient aussi d’y inclure ceux qui s’y rendent pour le recueillement.

De la même façon, la police spéciale des lieux de sépultures n’est pas la plus connue et il faut bien reconnaître que l’ordre public, notamment sous l’aspect de la tranquillité publique, y règne plus qu’ailleurs. Il n’en demeure pas moins que l’actualité montre par trop fréquemment des dégradations par les profanations des cimetières et des inscriptions racistes ou antisémites sur les monuments funéraires ainsi que la recrudescence des vols qui y sont commis. En tant qu’autorité chargée de l’exercice des pouvoirs de police et de gestion des cimetières, le maire, puisqu’il « assure la police des funéraires et des cimetières » 5 et que sont soumis à son pouvoir « le maintien de l’ordre et de la décence dans les cimetières, les inhumations et les exhumations » 6, s’il fait preuve de carence ou d’usage abusif dans l’exercice de son pouvoir, est susceptible d’engager la responsabilité de la commune sur le terrain de la faute.

Des illustrations jurisprudentielles montrent que ce contentieux, sans être abondant, est bien vivant. Ainsi est engagée pour faute la responsabilité de la commune lorsque le maire 7 ou la commune 8 attribue la même parcelle à deux concessionnaires différents. Il en est de même lorsque l’édile a fait droit à la demande prématurée de renouvellement d’une concession familiale 9. Dans ces hypothèses il s’agit de fautes par action, mais la responsabilité est aussi engagée en cas de faute par omission. À titre d’exemples, il incombe au maire, dans l’exercice des compétences qu’il tient des dispositions législatives, de veiller à ce qu’une personne ne soit pas inhumée à un emplacement ayant fait l’objet d’une concession acquise par un tiers, sans l’accord du titulaire de la concession 10. De même, le maire doit garantir un accès normal à sa concession funéraire à son titulaire 11.

Cependant si dans ces cas les agissements fautifs résultent du comportement de la commune ou de son représentant légal, la solution est-elle identique lorsque ceux-ci sont le fait de tiers ? Tel est bien la question posée en l’espèce dans la mesure où c’est bien une entreprise d’opérations funéraires qui a détruit par erreur la concession dont s’agit. Tout l’intérêt de l’espèce vient du considérant inédit, à la fois quant à sa rédaction et sa précision, que le tribunal administratif de Bordeaux expose dans la motivation de son jugement qui découle, selon la juridiction, des dispositions du code général des collectivités territoriales. Celui-ci juge ainsi qu’il incombe « à l’autorité municipale d’assurer la surveillance et l’entretien des cimetières, et, dans le cas de travaux confiés à des intervenants autorisés à rentrer dans leur enceinte, de veiller par des mesures appropriées au respect de l’intégrité de l’ouvrage public et des concessions qui s’y trouvent. Le maire doit veiller à ce que les bénéficiaires de concessions funéraires et leurs ayants-droit ne puissent être troublés dans l’exercice exclusif de ce droit d’usage et de jouissance et ce, pendant toute la durée de validité de ces titres ».

La reconnaissance de la responsabilité de la commune pour le fait d’un tiers n’est pas inédite dans le domaine funéraire. Ainsi par exemple, il avait été constaté lors de l’exhumation de deux corps que la dalle béton de la concession voisine empiétait sur celle en litige. La cour administrative d’appel de Nancy a jugé qu’en ne surveillant pas l’exécution des travaux commandés par la famille à une société de marbrerie afin d’empêcher cet empiètement, le maire a commis une faute dans l’exercice des pouvoirs de police et de gestion qu’il détient à l’égard du cimetière communal de nature à engager la responsabilité de la commune 12. Faisant application de facto du principe de jure par lui dégagé, le tribunal juge qu’il « est constant qu’il a été procédé à la destruction de la concession n° 134 bis et à l’exhumation d’E. A. qui y était inhumé, alors que cette concession avait été renouvelée pour quinze ans par un arrêté du 14 septembre 2018 et qu’aucun membre de la famille n’avait fait de demande en ce sens ni donné son accord. Le maire de la commune de Lanton a ainsi commis une faute dans l’exercice de ses pouvoirs de police des cimetières de nature à engager la responsabilité de la commune. La circonstance que le dommage résulterait d’une erreur de l’entreprise d’opérations funéraires à l’occasion de la reprise d’une concession funéraire voisine abandonnée n’est pas de nature à exonérer la commune de Lanton de sa responsabilité. Il lui appartiendra, si elle s’y croit fondée, de rechercher le cas échéant la responsabilité de l’entreprise d’opérations funéraires devant la juridiction compétente ».

Trois observations méritent d’être faites. La première est que le défunt et sa famille possédaient bien un titre légal d’occupation du domaine public, garantissant ainsi un droit d’usage et de jouissance paisible de la parcelle occupée. La deuxième est qu’en ne garantissant pas l’exercice de ce droit, le maire engage responsabilité de la commune sur le terrain de la responsabilité pour faute. La troisième, et surtout, est que cette responsabilité n’est pas exonérée en raison du dommage causé par un tiers, dans la mesure où la surveillance des travaux relève de la responsabilité de la commune, à charge pour elle d’éventuellement effectuer une action récursoire à l’encontre de l’entreprise ayant effectuée les travaux fautifs.


II. UNE RÉPARATIN RÉDUITE À LA PORTION CONGRUE

Pour être réparé selon les règles classiques de la responsabilité administrative, le préjudice doit présenter des caractéristiques cumulatives, c’est-à-dire être imputable à une personne publique, certain, direct et évaluable. Si les deux premiers éléments ne posent guère de difficulté, il n’en va pas de même des deux derniers.

Ainsi, s’agissant du lien de causalité direct avec la faute, la jurisprudence a pu retenir que la réparation du préjudice matériel (correspondant au coût de fourniture et de la pose d’un caveau deux places dans la concession ; le remboursement des frais d’exhumation, de transfert et d’inhumation d’un défunt) ainsi que celui moral n’avait pas un lien de causalité direct avec la violation fautive par le maire de la commune des droits du défunt à jouir jusqu’à son terme de la concession qu’il avait fondée 13.

En ce qui concerne le caractère évaluable, il convient que celui-ci puisse être « chiffré » financièrement. En l’espèce, les requérants sollicitaient deux postes de préjudice : l’un matériel, l’autre moral.

S’agissant de la réparation du préjudice matériel, le tribunal juge que « le gérant du cimetière de Lanton a attesté de ce que la dépouille d’E. A. a été localisée et qu’il est possible de la réintégrer dans la concession familiale, les consorts E. et A. sont légitimes, au regard de la perte de confiance ressentie, à vouloir inhumer la dépouille d’E. A. dans un autre cimetière. Ils justifient de devis de 1 594 € et 870 € en vue d’une nouvelle inhumation dans une concession située au cimetière de Camps. Par suite, il y a lieu de leur allouer solidairement la somme de 2 464 euros en réparation de ce préjudice matériel ».

En ce qui a trait à la réparation du préjudice moral, il n’est pas superfétatoire de revenir sur l’historique de l’indemnisation de ce type de préjudice devant les juridictions administratives et ce, pour trois raisons. La première tient au fait qu’il est une chose de considérer cette indemnisation et de l’admettre en son principe et qu’il est une autre de la fixer à sa juste valeur quant à son quantum. La deuxième, faisant suite à la première, est que s’observe un delta substantiel entre les sommes sollicitées à ce titre et celles allouées in fine et que la réparation – osons le dire – modique du préjudice moral en matière de responsabilité dans le contentieux funéraire, loin d’être une exception, en est juste- ment la parfaite illustration. Si le juge ne saurait statuer ultra petita, il n’en demeure pas loin que l’on se situe bien en deçà des prétentions soumises 14. La troisième raison trouve sa justification dans le fait que le mouvement jurisprudentiel est venu, comme en l’espèce, des juridictions du premier degré. Le Conseil d’État a ainsi longtemps refusé une indemnisation du préjudice moral compte tenu de l’adage selon lequel « les larmes ne se monnayent pas » et de l’idée de la « véritable raison de son attitude » 15, selon laquelle « la douleur morale n’est pas appréciable en argent » 16.

L’inadéquation de cette position avec celles des juridictions judiciaires qui admettaient une indemnisation du pretium affectionis et la critique unanime de la doctrine fragilisaient cette réticence. C’est en ce sens que, relevant cet état de fait, le commissaire du gouvernement Louis Fougère, concluant sous l’arrêt Bondurand 17, en s’adressant aux membres de la juridiction, voyait dans l’affaire considérée « l’occasion particulièrement favorable de reconsidérer votre jurisprudence relative à la réparation du préjudice moral » 18, considérant que ce positionnement « introduit dans notre système juridique une divergence choquante pour la logique et l’équité » 19. Manifestement peu enclin à modifier cette jurisprudence traditionnelle, la formation plénière ne le suivit pas, maintenant ainsi son coutumier refus d’une indemnisation de ce chef 20. Devant le refus du Conseil d’État, la réponse à la demande sociale vint de juridictions du premier degré jouant ainsi un rôle supplétif 21. Celles-ci acceptèrent dès lors l’indemnisation de ce préjudice. Il en fut ainsi successivement des Tribunaux administratifs de Lille 22, de Nantes 23 ou encore justement de Bordeaux 24. Le commissaire du gouvernement Claude Heumann, concluant sous l’arrêt Letisserand 25, indiqua au Conseil notamment ces positionnements désolidarisés des juridictions de l’ordre administratif 26, et invita celui-ci à la « ratification de ces initiatives » 27, et le Conseil d’État modifia sa jurisprudence et admit l’indemnisation du préjudice moral 28. Depuis plus de soixante ans, l’indemnisation de ce préjudice n’est plus discutée et la juridiction en l’espèce l’admet en considérant que « les requérants ont été affectés par la destruction de la concession funéraire où était inhumé leur père ou compagnon et par l’impossibilité de se recueillir sur la tombe de celui-ci jusqu’à sa nouvelle inhumation. Ils ont ainsi subi, du fait de la faute commise par la commune de Lanton, un préjudice moral, dont il sera fait une juste appréciation, en leur allouant, à chacun, une somme de 1 500 € ». Néanmoins, et en définitive, l’on ne peut manquer d’observer et de souligner que l’on se situe bien au-dessous des 20 000 € respectifs sollicités.

1 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, 1670, acte II, scène 4.
2 CGCT, art. L. 2223-3.
3 CGCT, art. L. 2223-13.
4 CE, 28 juin 1935, Sieur Mougamoudousadagnetoullah dit Marécar : Lebon, p. 734.
5 CGCT, art. L. 2213-8.
6 CGCT, art. L. 2213-9.
7 CAA Bordeaux, 19 nov. 2020, n° 18BX04466, Cne du Châtenet-en-Dognon.
8 CE, 17 janv. 2011, n° 334156, Cne de Massels : Lebon, T.
9 CAA Nantes, 16 févr. 2016, n° 14NT00991.
10 CE, 30 avr. 2014, n° 366081.
11 CAA Bordeaux, 7 févr. 2019, n° 17BX01266.
12 CAA Nancy, 2 juill. 1991, n° 89NC01389.
13 CAA Nantes, 16 févr. 2016, n° 14NT00991.
14 CE, 30 avr. 2014, n° 366081 (9 000 € demandés, 500 obtenus) ; CAA Bordeaux, 19 nov. 2020, n° 18BX04466 (30 000 € demandés, 500 obtenus).
15 M. Heumann, concl. sur CE, 24 nov. 1961, Min. des Travaux publics et des Transports c/ Letisserand : D., 1962, p. 36.
16 Ibid.
17 CE, 29 oct. 1954, Bondurand : Lebon, p. 565.
18 L. Fougère, concl. sur CE, 29 oct.1954, Bondurand : D., 1954, p. 767.
19 Ibid.
20 « Considérant que si la douleur morale, n’étant pas appréciable en argent, ne constitue pas un dommage susceptible de donne lieu à réparation (…) ». 21 V. Chr. Otero, Les rébellions du juge administratif, recherches sur les décisions juridictionnelles subversives, LGDJ, 2014, p. 331.
22 TA Lille, 28 févr. 1958, Dame Veuve Cousinard : Lebon, p. 689.
23 TA Nantes, 14 mars 1958, Époux Rigollet : Lebon, p. 699.
24 TA Bordeaux, 15 févr.1961, Meunier : AJ 1961, p. 361.
25 CE, 24 nov. 1961, Min. des Travaux publics et des Transports c/ Letisserand : Lebon, p. 661.
26 « Enfin, vous ne sauriez perdre de vue les initiatives prises par les juridictions administratives du premier degré. Sur les conclusions du commissaire du Gouvernement Delevalle, le tribunal administratif de Lille par un jugement du 28 février 1958 (D. 1958. 216 ; S. 1958. 153 ; Actual. Jurid. 1958. 105) et trois ans plus tard, sur les conclusions du commissaire du gouvernement Luce, le tribunal administratif de Bordeaux par un jugement du 2 juin 1961 (Actual. Jurid. 1961. 345) ont indemnisé la douleur morale (…). Ces jugements, ainsi que les conclusions des commissaires du gouvernement, ont reçu une large publicité, et – ce qui est symptomatique – les collectivités débitrices condamnées se sont inclinées et n’ont pas fait appel devant le Conseil d’État », M. Heumann, op. cit., p. 37.
27 Ibid.
28 CE, 24 nov. 1961, Min. des Travaux publics et des Transports c/ Letisserand, préc.

Christophe Otero
Maître de conférences en droit public
Université de Rouen