Feue l’interdiction d’échanger les chemins ruraux

Chroniques & Opinions

Depuis plusieurs décennies, la jurisprudence administrative considérait que les chemins ruraux
ne pouvaient être valablement échangés. Après plusieurs tentatives censurées par le Conseil constitutionnel, le législateur vient de légaliser cette pratique, moyennant des garde-fous appropriés
.

Tout vient à point à qui sait attendre. Alors qu’en principe, les biens du domaine privé peuvent être échangés librement (sous quelques réserves touchant certaines emprises forestières et des meubles particuliers), les chemins ruraux ne pouvaient l’être jusqu’à présent1; ceci, au motif que l’article L. 161-10 du code rural et de
la pêche maritime – relatif à leur aliénation – visait vente. Ainsi en avait décidé le Conseil d’État sans excès de souplesse, par une jurisprudence constante2 que reprenaient les juridictions du fond3 et que la doctrine administrative relayait4.

L’hypothèse d’un revirement, qui avait pu être avancée5, ne s’est pas vérifiée6. C’était regrettable, car la position excessivement rigide du juge administratif entraînait de sérieuses difficultés dans la gestion du foncier communal. Les opérations d’échange étaient en effet fréquentes et elles ne pouvaient être régularisées que par le jeu de la prescription acquisitive (puisque le domaine privé est susceptible d’usucapion). Moins timorés que le gouvernement de l’époque7, certains parlementaires avaient suggéré de faire bouger les lignes8. Mais par deux fois, le Conseil constitutionnel devait invalider des « cavaliers législatifs » légalisant l’échange des chemins ruraux9.

Jamais deux sans trois. La position du gouvernement ayant favorablement évolué10, cette mesure a été reprise dans le projet de loi dit 3DS. La loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, par son article 103, insère à cet effet dans le code rural et de la pêche maritime un nouvel article L. 161-10-2 (auquel renvoie désormais le dernier alinéa de l’article L. 3222-2 du code général de la propriété des personnes publiques). L’échange s’effectue dans les conditions procédurales ordinairement applicables aux cessions immobilières des communes (consultation de la direction de l’immobilier de l’État ; délibération du conseil municipal, motivée au-dessus du seuil de 2 000 habitants ; intégration au bilan annuel des opérations immobilières), renvoi étant fait aux textes pertinents (CGCT, art. L. 2241-1 – CGPPP, art. L. 3222-2), mais avec cette précision d’importance qu’une information préalable du public doit être réalisée en mairie pendant un mois (mise à dis- position des plans et d’un registre, affichage d’un avis). Des garanties de fond se trouvent imposées à juste titre, compte tenu des risques de « privatisation » de maintes sections de chemins ruraux : clauses permettant de garantir la continuité desdits chemins (les textes de droit des biens publics imposaient jusque-là surtout des clauses de protection de la continuité des services publics), nécessaire respect de la largeur et de la qualité environnementale du chemin remplacé (afin d’éviter tout jeu de dupes), incorporation automatique dans le réseau communal des chemins ruraux. Ainsi un équilibre paraît-il avoir été trouvé entre les exigences de la gestion foncière locale et les droits des utilisateurs.

1 Pour une vue d’ensemble, C. Lavialle, D. Lochouarn, Chemins ruraux JCl. Propriétés publiques, fasc. 48.
2 CE, 20 f vr. 1981, n  13526 : Lebon, T. p. 637 ; Dr. adm. 1981, comm. 114 – CE, 6 juill. 1983, n  23125 : Lebon, T. p. 831 ; Dr. adm. 1983, comm. 349 – CE, 13 juin 1984, n  38807 : Lebon, p. 521 ; Dr. adm. 1984, comm. 319 – CE, 14 mai 1986, n  54089, Assoc. Les Amis de la Sabranenque : Dr. adm. 1986, comm. 376 – CE, 23 mai 1986, n  48303 : Lebon, p. 147 ; AJDA 1986, II, p. 462, note J. C. ; Dr. adm. 1986, comm. 377 ; RD imm. 1986, p. 446 – CE, 26 mai 1995, n  148487, sol. impl. – CE, 11 sept. 1995, n  129596, Cne Rilly-Ste-Syre – CE, 4 mars 1996, n  146129, Cne Bonnat, a contrario – CE, 17 nov. 2010, n  338338, SCI Domaine de la Rivoire : AJCT janv. 2011, p. 29, obs. Penaud ; JCP A 2011, 2003, note Videlin et Yolka – CE, 18 d c. 2015, n  378809, D. et a. c/ Cne d’Ormoy.
3 Par ex., CAA Douai, 7 déc. 2000, n  96DA01774, Cne Saint-Nicolas-aux-Bois – CAA Marseille, 6 d c. 2004, n  03MA00012 – CAA Bordeaux, 18 mai 2006, n  03BX00141 – CAA Bordeaux, 15 juin 2006, n  03BX01126 – CAA Bordeaux, 30 nov. 2006, n  03BX02109 – CAA Douai, 13 déc. 2007, n  07DA00945 – CAA Bordeaux, 28 févr. 2008, n  05BX02432 – CAA Lyon, 6 oct. 2009, Lechenault : AJDA 2010, p. 173 – CAA Lyon, 3 févr. 2011, n  09LY01745 (sur les suites de l’affaire, CE, 18 déc. 2015, n  378809 : AJDI 2016, p. 533, obs. Borel) – CAA Nancy, 21 oct. 2021, n  19NC03523, X c/ Cne de Luttange : AJDA 2022, p. 93, chron. Michel ; Contrats-marchés publ. 2022, comm. 25, obs. Muller ; Dr. Voirie 2021, p. 247, chron. Meurant ; ibid. 2022, p. 26, obs. Roux – TA Clermont- Ferrand, 4 nov. 2009, Cne Monistrol-sur-Loire : AJDA 2010, p. 806 et p. 917 — TA Grenoble, 14 mai 2019, n  1607259 et n  1607258,  px X c/ Cne Hauteluce.
4 Par ex., R p. min.   QE n  8472 : JO AN Q 30 mars 1998, p. 1818 ; JCP N 1998, p. 1060 – R p. min.   QE n  67370 : JO AN Q, 11 f vr. 2002, p. 688 – R p. min.   QE n  05257 : JO S nat Q 22 mai 2003, p. 1699 – R p. min.   QE n  02253 : JO S nat Q 8 nov. 2012, p. 2543 ; JCP A 2012, act. 816 – R p. min. QE n  06147 : JO S nat Q 20 sept. 2018, p. 4783 ; JCP N 2018, act. 767.
5 M.-Chr. Rouault, note ss T. confl., 21 juin 2004, n  C3408 : JCP A 2005, 1121 et JCP N 2005, 1269.
6 Le principe d’interdiction n’était  écarté  que dans des hypothèses très particulières, comme les opérations de remembrement rural, sur le fondement des dispositions de l’article L. 121-17 du code rural et de la pêche maritime (CAA Nantes, 26 juin 2020, n  19NT03212, F. c/ Cne St-Laurent-en-Gâtines : RD rur. 2020, comm. 171, note Lochouarn).
7 R p. min.   QE n  89197 : JO AN Q 19 avr. 2011, p. 3921.
8 Prop. n  292, 16 janv. 2014, adoptée par le Sénat et enregistrée l’Assemblée nationale le 6 juillet 2017.
9 Cons. const., 4 août 2016, n  2016-737 DC, Loi pour la reconquête de la biodiversité , de la nature et des paysages : AJDA 2016, p. 1605, obs. Pastor ; Constitutions 2016, p. 487, note Foucher ; RJE 2016, p. 595, note Makowiak (censure de l’article 78) – Cons. const., 13 août 2021, n  2021-825 DC, Loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face   ses effets : AJDA 2021, p. 2526, note Verpeaux ; JCP G 2021, p. 1798, note Lenoir ; LPA 18 oct. 2021, p. 23, note Charit  ; RD rur. 2021, comm. 497, note Lochouarn (censure de l’article 235).
10 R p. min.   QE n  24308, n  24372 et n  24448 : JO S nat Q 6 janv. 2022, p. 77 — R p. min.   QE n  42613 : JO AN Q 11 janv. 2022, p. 197 ; JCP N 2022, act. 189 — R p. min.   QE n  24295 : JO S nat Q 13 janv. 2022, p. 226 — R p. min.   QE n  25355 : JO S nat Q 13 janv. 2022, p. 246.

Philippe Yolka
Professeur de droit public, Université Grenoble-Alpes (CRJ)