En bref…
DOMAINE PUBLIC : CE, 31 mars 2022, n° 453904, Dpt du Val-d’Oise : Lebon
L’entrée en vigueur de la partie législative du CGPPP a marqué la possibilité de constituer des servitudes conventionnelles de droit privé sur des biens immobiliers déjà incorporés au domaine public, sous réserve de leur compatibilité avec l’affectation domaniale (CGPPP, art. L. 2122-4. V. JCl. Propriétés publiques, fasc. 55). L’état du droit relatif aux servitudes « préconstituées » (soit, créées avant l’incorporation des par- celles dans le domaine public) n’a pas été remis en question : pour faire court, il y a possibilité de maintenir ces droits réels quand ils sont compatibles avec l’affectation des biens grevés. Lorsque de telles servitudes sont maintenues, elles peuvent être traitées à certains égards comme des autorisations d’occupation du domaine public « classiques », par exemple — c’est l’apport du présent arrêt (V. aussi AJDA 2022, p. 719, obs. Necib ; JCP A 2022, act. 278, obs. Friedrich) — s’agissant des frais de déplacement des ouvrages implantés par leurs bénéficiaires respectifs en cas de travaux exécutés dans l’intérêt du domaine occupé et conformes à sa destination.
Le Conseil d’État étend ainsi à cette situation particulière une jurisprudence qui a fait couler beaucoup d’encre – vu des enjeux financiers considérables – depuis les années 1960 (par ex., E. Sagalovitsch, La prise en charge des déplacements de réseaux liés à une opération de tramway : Annales voirie n° 82/ 2003, p. 208 – J. Dufau, Nouveaux réseaux de transport. Droits des occupants du domaine public : Mon. TP 5 mai 2000, p. 75 – A. Marchessou, La prise en charge des déplacements de réseaux sur le domaine public en cas de travaux et le pouvoir de contrainte du juge administratif : LPA 3 déc. 1997, p. 8 – A. Fenet, L’indemnisation du concessionnaire de service public pour le déplacement de ses ouvrages implantés sur le domaine public : AJDA 1974, p. 171 – D. G. Carreau, Concessionnaire de service public et travaux réalisés sur le domaine public : AJDA 1966, p. 278).
Celle-ci aboutit en pratique à faire supporter dans la grande majorité des cas les frais de déplacement des ouvrages aux concessionnaires installés sur le domaine public (par ex., CE, sect., 6 févr. 1981, n° 09689 : Lebon p. 62 ; CJEG 1981, p. 63, concl. Dondoux et note Lombart – CE, 23 févr. 2000, n° 179013 : Lebon ; CJEG 2000, p. 148, concl. Seban, p. 150, note Savignat ; Dr. et patr. mai 2001, p. 123, obs. Jean-Pierre ; JCP G 2000, IV, 2068, obs. Rouault ; RD imm. 2000, p. 157, chron. Vallée ; RFD adm. 2000, p. 460, chron. Terneyre – CE, 23 avr. 2001, n° 187007 : BJCP 2001, p. 421, concl. Bergeal, p. 425, obs. Maugüé ; RGCT 2001, p. 912, note Caviglioli – CE, 16 juin 2008, n° 297476 : Lebon, T. ; AJDA 2008, p. 1236, obs. Royer ; RJEP 2008, n° 659, p. 21, note Brenet). L’extension procédant du présent arrêt suggère trois rapides observations :
● primo, la logique voudrait qu’elle concernât également – par-delà le cas d’espèce – les servitudes « post-constituées » (soit, créées après l’incorporation des biens- supports dans le domaine public). On ne voit pas en effet pourquoi la Haute Assemblée s’arrêterait en si bon chemin, d’autant que les termes de la décision tirent vers une interprétation lato sensu (solution applicable au bénéficiaire d’une autorisation d’occupation du domaine public, « quelle que soit sa qualité » et qu’il acquitte ou non une redevance…) ;
● secundo, s’agissant de la théorie des sources du droit, l’on a là une énième illustration de la capacité de neutralisation du Conseil d’État, qui – sous couvert de conciliation – édulcore un texte législatif se référant à l’article 639 du code civil pour le mettre au diapason de sa jurisprudence (alors que dans une perspective de droit privé, le déplacement des ouvrages du titulaire d’une servitude ne pourrait résulter que d’un accord entre les parties, sauf à saisir la juridiction judiciaire ; et les frais seraient à la charge du propriétaire du fonds servant, dès lors qu’il se trouve en position de demandeur). La protection des deniers publics justifie bien sûr le phénomène de « capillarité domaniale » à l’œuvre (tout droit privatif créé sur le domaine public s’imprégnant en somme de principes de droit administratif encore largement prétoriens, malgré la codification de 2006). Ceci illustre le lien absolument insécable entre droit des biens publics et droit public financier (C. Chamard-Heim, Propriétés publiques et finances publiques : Dr. Voirie 2020, p. 207) ;
● tertio, pareille publicisation conduit à revoir la présentation habituelle des droits réels constitués sur le domaine public. On pouvait jusqu’à présent, en prenant le CGPPP à la lettre, en retenir une lecture binaire (le recours à la loi étant justifié dans tous les cas parce que, selon la vision dominante, il s’agirait d’autant de coups de canif dans le principe législatif d’inaliénabilité : CGPPP, art. L. 3111-1) : d’une part, le gros bataillon des droits réels administratifs (essentiellement CGPPP, art. L. 2122-6 s., sur le domaine public national et CGCT, art. L. 1311-2 s., sur le domaine public local) ; d’autre part les servitudes conventionnelles, droits réels civils « authentiques ». Cette cartographie ne tient plus : il y a en réalité une échelle d’administrativité unique, seul le « dosage » de droit public variant d’un droit d’occupation à un autre.

Philippe Yolka
Professeur de droit public, Université Grenoble-Alpes (CRJ)