Loi de 1905 : l’emplacement public n’est pas le domaine public

Cours & Tribunaux

CE, 11 mars 2022, n° 454076, 456932, Commune de Saint-Pierre d’Alvey : Lebon

La notion d’« édifice servant au culte », au sens et pour l’application de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 relatif à l’interdiction d’élever ou d’apposer un signe ou emblème religieux, est distincte de celle de dépendance d’un édifice du culte. Il ne résulte d’aucune disposition législative que l’interdiction « à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux (…) en quelque emplacement public que ce soit » serait limitée aux seules dépendances du domaine public, sans devoir aussi trouver application au domaine privé des personnes publiques. La commune, propriétaire d’une parcelle sur laquelle une statue a été édifiée par des tiers, est devenue propriétaire de celle-ci et doit la déplacer elle-même ou requérir de ces tiers qu’ils la déplacent.

CONCLUSIONS


1. Présentation

Située dans le département de la Savoie, la commune rurale de Saint-Pierre d’Alvey compte 307 habitants. À l’automne 2014, des particuliers ont fait réaliser, sur des fonds privés, une statue monumentale de la Vierge Marie, d’une hauteur de 3,60 mètres, qu’ils ont érigée sur un piédestal en pierre et ciment, au sommet du Mont-Châtel, à 834 mètres d’altitude, en pleine nature. Il s’agit d’un arpent de forêt défrichée qui offre un point de vue dégagé sur le Mont du Chat à l’est et la Chartreuse au sud, et où se trouvait déjà implantée, bien avant le XXe siècle, une croix romaine en bois 1. La croix et la statue appartiennent à une vaste parcelle (92 hectares), cadastrée section OA n° 2, propriété de la commune de Saint-Pierre d’Alvey. Le Mont-Châtel se situe à deux kilomètres « à vol d’oiseau » de l’église du village. Mais à la différence de l’oiseau, l’homme y accède, depuis le bourg, moyennant une randonnée de moyenne montagne à travers champs et forêts, la dernière partie sur un sentier non balisé et escarpé, et 250 mètres de dénivelé positif. Voir la Vierge se mérite, car la statue n’est visible que lorsqu’on accède au promontoire rocheux.

Plusieurs habitants de la commune – au nombre de six exacte- ment – se sont émus de l’installation de ce monument religieux qu’ils ont jugé attentatoire à la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. Après avoir vainement demandé au maire de Saint-Pierre d’Alvey de faire déposer la statue, M. X et a. ont déféré au tribunal administratif de Grenoble la décision implicite de rejet née du silence conservé sur leur demande, en lui soumettant des conclusions à fin d’annulation pour excès de pouvoir et d’injonction.

Les requérants se prévalaient, à l’appui de leur demande, d’un jugement rendu le 29 janvier 2015, devenu définitif, par lequel le tribunal administratif de Grenoble, actionné par la fédération de Haute-Savoie de la libre pensée, avait annulé les décisions du maire de Publier (Haute-Savoie) ayant refusé de déplacer une statue de la Vierge dénommée Notre-Dame du Léman et portant l’inscription Notre-Dame du Léman veille sur tes enfants, dont la commune avait décidé et financé la création puis l’installation dans un parc public 2.

Par un jugement coté C+, le tribunal administratif a toutefois rejeté la requête de M. X et autres.

Il a certes constaté que la statue de la Vierge de Saint-Pierre d’Alvey constituait un emblème religieux. Mais il a rappelé que la loi de 1905 réservait la possibilité d’apposer des signes religieux dans un emplacement public affecté au culte à la date de l’entrée en vigueur de la loi de séparation. Or il a relevé, à la lumière de la lecture qu’il a faite des archives départementales de la Savoie ainsi que des attestations et photographies versées aux débats, que l’emplacement du village sur lequel la statue avait été édifiée comportait déjà, depuis au moins le XVIIIe siècle, une croix, vers laquelle des processions cheminaient à la Pentecôte depuis l’église du village. Il a par suite considéré que le Mont- Châtel devait être regardé comme affecté à l’exercice public du culte et comme formant ainsi une dépendance de l’église, avant d’observer que le site était d’ailleurs exclu du bail conclu par la commune avec la société de chasse afin de préserver son affectation au culte.

Les demandeurs de première instance ont interjeté appel. Par un arrêt du 29 avril 2021, la cour administrative d’appel de Lyon a accueilli leur requête. Elle a annulé le jugement attaqué ainsi que la décision du maire de Saint-Pierre d’Alvey refusant de procéder à l’enlèvement de la statue et enjoint à l’intéressé d’y procéder 3.

C’est contre cet arrêt que la commune se pourvoit régulièrement devant vous en demandant le sursis à exécution de la décision attaquée et en soulevant cinq moyens dont aucun ne conduit selon nous à la cassation.

2. Fin de non-recevoir : la cour n’a pas péché par omission

La commune fait tout d’abord grief à la cour, statuant dans le cadre de l’effet dévolutif de l’appel, après annulation du jugement, d’avoir méconnu son office en s’abstenant de statuer sur la fin de non-recevoir qu’elle avait soulevée dans ses écritures en défense devant le tribunal administratif, tirée de la tardiveté de la requête introductive d’instance, et qu’elle n’avait pas expressément abandonnée.

Votre jurisprudence ancienne et constante interdit certes au juge d’appel, auquel est déféré un jugement ayant rejeté au fond des conclusions sans que le juge de première instance ait eu besoin de statuer sur les fins de non-recevoir opposées devant lui, de faire droit à ces conclusions sans avoir écarté expressément ces fins de non-recevoir, alors même que le défendeur, sans pour autant les abandonner, ne les aurait pas reprises en appel 4.

Mais, en l’espèce, nous pensons que la cour pouvait légitimement considérer que la fin de non-recevoir avait été expressément abandonnée, compte tenu des termes dans lesquels la commune avait présenté le litige dans les mémoires produits en appel. Alors qu’en première instance, celle-ci soutenait que le recours dirigé contre la décision implicite de rejet de la demande tendant à l’enlèvement de la statue présentée le 30 mars 2016 était tardif, dès lors que la décision attaquée était confirmative de délibérations antérieures du conseil municipal qui n’avaient pas été contestées dans les délais, la commune a admis, en appel, dans son mémoire du 20 mars 2020, que la demande du 30 mars 2016 avait bien le caractère d’un « recours gracieux » et que le silence conservé par le maire avait fait naître « une décision implicite de rejet » le 4 juin 2016.

3. Édifice servant au culte : exégèse

La commune soutient en deuxième lieu que c’est au prix de plusieurs erreurs de droit et d’une erreur de qualification juridique des faits que la cour a jugé que le site du Mont-Châtel ne constituait pas un édifice servant au culte au sens de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905.

Aux termes de cet article : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce se soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. »

La commune, avec un certain sens de la litote, ne conteste pas que la statue de la Vierge Marie entre dans le champ de ce texte. Elle écrit ainsi : « Il apparaît délicat de soutenir qu’une statue de la Vierge Marie puisse être considérée autrement que comme un signe ou un emblème religieux. » Nous ne pouvons que la suivre sur ce point, en l’absence de tout lien, historique ou culturel, avec l’histoire de la commune, qui pourrait conduire à en juger différemment.

La collectivité ne conteste pas non plus, bien sûr, que la statue – érigée nous l’avons dit en 2014 – ait été installée dans cet « avenir » laïc qu’a dessiné la loi de séparation.

Elle admet enfin que le Mont-Châtel n’est ni un terrain de sépulture, ni un cimetière, ni un monument funéraire, ni un lieu d’exposition temporaire.

En revanche elle s’arrime à la notion d’édifice servant au culte qui inclut selon elle, au-delà des immeubles bâtis, des immeubles non bâtis, pour peu qu’ils comportent des aménagements liés au culte.

Prenant appui sur le fait que des processions partant de l’église de Saint-Pierre d’Alvey et arrivant à la croix du Mont-Châtel étaient organisées à la Pentecôte depuis le XVIIIe siècle, et faisant valoir que des messes sont parfois servies en ce lieu, elle soutient tout d’abord que la cour aurait dû regarder ce site comme un édifice servant au culte à part entière ou « en tant que tel ».

Nous nous séparons de cette analyse pour des raisons de méthode et de fond.

Sur le plan de la méthode d’abord, il ne saurait être fait une interprétation extensive de l’article 28 de la loi de 1905 qui vient définir une série d’exceptions à l’interdiction générale d’élever ou apposer des signes ou emblèmes religieux, qui répond à la finalité d’assurer la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes. L’interprétation stricte est donc de mise. Elle l’est d’autant plus, au demeurant, que la méconnaissance de l’article 28 est pénalement sanctionnée, en application de l’article 29 de la loi.

Sur le fond ensuite, il nous semble tout d’abord que la conception extensive prônée par la commune serait en décalage avec le sens ordinaire à attribuer au terme « édifice », qui désigne un ouvrage architectural incorporé au sol et non le sol lui-même. Un terrain n’est pas, au sens commun, un édifice. C’est ainsi, par exemple que le code civil 5 traite des matériaux provenant de la démolition d’un édifice.

Surtout, l’interprétation défendue par la commune ne trouve aucune assise dans les articles du titre III de la loi de 1905 relatifs aux édifices du culte. En particulier, l’article 12 mentionne, dans une parenthèse, parmi les édifices servant à l’exercice public du culte ou au logement de leurs ministres, les cathédrales, églises, chapelles, temples, synagogues, archevêchés, évêchés, presbytères, séminaires, auxquels sont rattachés « leurs dépendances immobilières ». L’article 16 reprend la même énumération. Ces mêmes articles mentionnent les meubles « garnissant » ces édifices. Les seuls « terrains » mentionnés sont ceux qui accueillent des sépultures. On voit bien, ainsi, qu’un simple terrain, fût-il le terrain d’accueil d’une croix, ne peut être regardé comme ayant lui-même le caractère d’un « édifice » servant au culte au sens de l’article 28 de la loi de 1905.

4. Des limites de la dépendance

La commune, sans doute consciente de la fragilité de cette première ligne de défense, soutient que le Mont-Châtel devrait à tout le moins être regardé comme une dépendance d’un édifice servant au culte, en l’occurrence comme une dépendance de l’église du village. C’est – vous vous en souvenez – cette thèse qu’avait validée le tribunal administratif.

La commune rappelle sur ce point votre décision Commune des Saintes-Maries de la Mer 6 qui, dans ce litige portant sur le toit-terrasse de l’église fortifiée des Saintes-Maries de la Mer, a jugé que l’affectation au culte résultant des dispositions combinées de l’article 13 de la loi du 9 décembre 1905 et de l’article 5 de la loi du 2 janvier 1907 concernant l’exercice du culte s’applique à l’ensemble d’un édifice cultuel, y compris ses dépendances nécessaires, fonctionnellement indissociables de ce dernier.

Mais son meilleur atout est une décision d’assemblée du 1er avril 1938 7, par laquelle vous aviez annulé la délibération d’un conseil municipal ayant ordonné la démolition d’un calvaire érigé en 1863, aux frais des fidèles, sur la place de la commune de Lagraulière (Corrèze), en relevant que l’obligation imposée par l’article 5 de la loi du 2 janvier 1907 de laisser à la disposition des fidèles et des ministres du culte les édifices affectés à l’exercice public du culte et les meubles les garnissant s’étendait aux dépendances immobilières de ces édifices. Or vous aviez relevé que des processions, parties de l’église, se rendaient traditionnellement, et notamment à l’occasion de la Fête-Dieu, au calvaire situé sur la place du village, de sorte que ce monument religieux se trouvait associé à l’exercice du culte tel qu’il se pratiquait dans la commune et constituait pour ce motif une dépendance de l’église de Lagraulière.

Nous convenons assez volontiers que rien ne fait a priori obstacle à ce qu’un terrain non bâti soit regardé comme une dépendance d’un édifice du culte. Vous avez d’ailleurs statué en ce sens, à propos de l’étroite bande de terrain entourant une église et enclose par le mur de clôture de l’édifice religieux 8.

Toutefois, à supposer que le Mont-Châtel, nonobstant la dis- tance le séparant de l’église de Saint-Pierre d’Alvey, soit regardé comme une dépendance de cette dernière, ce constat ne suffirait pas à conférer une protection à la statue, au regard de l’article 28 de la loi de séparation. Elle permettrait seulement, le cas échéant, de préserver la croix contre un projet d’enlèvement porté par la municipalité. Il faut bien voir en effet que la recherche à laquelle vous avez procédé dans l’arrêt de 1938 consistait à déterminer si le calvaire érigé avant 1905 et voué à la démolition pouvait être regardé comme étant affecté au culte à la date d’entrée en vigueur de la loi de séparation et comme n’ayant pas été désaffecté postérieurement, au sens et pour l’application de l’article 13 de la loi du 9 décembre 1905 et de l’article 5 de la loi du 2 janvier 1907, tous deux visés par la décision et qui prévoient que les édifices affectés à l’exercice du culte et non désaffectés demeurent à la disposition des fidèles et des ministres du culte.

Mais la seule circonstance, à la supposer exacte, que le Mont- Châtel soit une dépendance immobilière non bâtie de l’église ne privait pas d’effet l’interdiction d’ériger de nouveaux signes religieux en quelque emplacement public.

5. Les signes religieux privés aussi du domaine privé

Et contrairement à ce que soutient la commune, la cour n’a pas entaché son arrêt d’insuffisance de motivation ou d’erreur de qualification juridique des faits en s’abstenant de rechercher si le Mont-Châtel n’était pas une dépendance de son domaine privé.

Vous l’aurez compris, la commune voudrait superposer ou fusionner la notion d’emplacement public que mentionne l’article 28 de la loi de 1905 avec celle de domaine public. Par ce biais, les personnes publiques redeviendraient libres d’éri- ger des signes ou emblèmes religieux sur des parcelles de leur domaine privé.

Mais ce n’est évidemment pas ce qu’a souhaité le législateur de 1905.

Dans nos conclusions dans l’affaire Fédération morbihannaise de la libre pensée et autres, relative à l’installation d’une statue du pape Jean-Paul II sur la place publique Saint Jean-Paul II de Ploërmel 9, nous avions certes admis que, le plus souvent, en fait, un emplacement public serait une dépendance du domaine public, mais nous avions souligné que cette superposition n’était pas, en droit, obligatoire. Nous avions relevé que la loi de 1905 ne raisonne nullement en termes de domanialité publique, mais seulement en termes de propriété publique ou d’acteur public, conformément à son objet qui est d’éviter qu’une per- sonne publique ne marque sa préférence pour un culte. Pour prendre un exemple, un immeuble de bureaux appartenant à une commune relève de son domaine privé par détermination de la loi, mais la commune ne peut y implanter des signes et emblèmes religieux. Il nous semblait donc inévitable – et c’est toujours notre opinion – de se fonder sur l’indépendance des législations en cause, les règles de la domanialité publique répondant en effet à d’autres préoccupations et à d’autres objectifs d’intérêt général que celles qui sont à l’origine de l’adoption de l’article 28 de la loi de 1905. Enfin, nous avions observé que vous n’aviez jamais opéré vous-mêmes une telle réduction de champ, alors qu’en substituant le domaine public à l’emplacement public, vous feriez courir le risque d’un contournement majeur de la loi.

La décision Fédération morbihannaise de la libre pensée et autres nous paraît avoir discrètement tranché ce point, en jugeant sans incidence sur le constat de l’illégalité de l’érection de la statue de Jean-Paul II sur une place publique d’une ville la circonstance « au demeurant non établie » que la parcelle communale sur laquelle a été implantée la statue aurait fait l’objet d’un « déclassement postérieur ».

Vous pourrez enfin, puisque la présente affaire vous en donne l’occasion, le juger explicitement.

Si le pourvoi ne vous donne pas à juger directement ce point, il résulte toutefois de ce qui vient d’être dit qu’y compris une parcelle de forêt défrichée, autrement dit une parcelle située en pleine nature, à distance des habitations et des voies de circulation et difficilement accessible, constitue un « emplacement public » au sens de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, dès lors que cet emplacement est la propriété d’une commune et que la tolérance manifestée par les autorités municipales à l’égard des particuliers ayant pris l’initiative d’y implanter la statue rompt l’obligation de neutralité qui s’impose à elles – devoir d’abstention qui aurait dû prendre ici le visage d’une obligation d’agir en déposant la statue ou en contraignant les personnes l’ayant implantée à la transférer sur un emplacement privé.

En lien avec le moyen précédent, la commune soutient que la cour a commis une erreur de droit en ne relevant pas d’office que l’appartenance du Mont-Châtel à son domaine privé faisait obstacle à ce que le juge administratif retienne sa compétence pour statuer sur un litige ayant pour objet l’occupation privative, en l’occurrence par un bien appartenant à des personnes privées, d’une dépendance ne relevant pas du domaine public communal. Cette critique n’est évidemment pas fondée, le juge administratif de l’excès de pouvoir étant compétent pour connaître d’une décision administrative tendant à l’enlèvement d’un emblème religieux installé sur un emplacement public en méconnaissance de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905.

6. Exécution : la commune ne peut s’en laver les mains

Le cinquième et dernier moyen de la commune, présenté à titre subsidiaire, soulève une question d’exécution intéressante. Il est tiré de ce que la cour ne pouvait, sans erreur de droit, lui enjoindre de procéder à la démolition ou à l’enlèvement de la Vierge Marie, alors qu’elle n’est « en aucun cas » propriétaire de cette statue.

La commune vous rappelle qu’une personne publique ne peut jamais procéder elle-même à l’expulsion d’occupants sans droit ni titre de son domaine et qu’elle a besoin du juge pour cela, sauf à s’exposer à commettre une voie de fait. Elle en tire que la cour, dans une instance à laquelle les propriétaires de la statue n’ont pas été conviés, ne pouvait lui ordonner de « procéder à l’enlèvement » d’une statue qui n’est pas son bien et sur laquelle elle ne peut exercer aucun pouvoir. Ainsi, les juges d’appel au- raient seulement dû lui enjoindre d’ordonner l’évacuation de la statue de son domaine puis, en cas de refus, de saisir le juge compétent, c’est-à-dire le juge administratif ou le juge judiciaire, selon la nature de la dépendance domaniale en cause, que la cour était par conséquent tenue de caractériser.

Tout cela est bien amené, mais ne nous trouble pas beaucoup.

La question posée n’est pas celle de la légalité d’un acte de la commune (qui précisément n’a commis aucune voie de fait puisqu’elle n’a ni démoli, ni déplacé la statue sans autorisation du juge), mais celle de la légalité de la décision par laquelle le juge décide de faire usage du pouvoir d’injonction qu’il tient de l’article L. 911-1 du code de justice administrative et ordonne au maire, non pas de démolir, mais, pour reprendre les termes de l’article 3 du dispositif de l’arrêt attaqué, « de procéder à l’enlèvement de la statue de la Vierge présente sur la parcelle AO n° 2 ».

Nous observerons pour commencer que, conformément à l’exigence posée par l’article L. 911-1, la cour n’a pas fait application d’office de son pouvoir d’injonction, car elle était dûment saisie de conclusions à cette fin. Ensuite, le destinataire de l’injonction figure bien au nombre des personnes morales de droit public visées par l’article L. 911-1. Il n’était par ailleurs pas soutenu, devant le juge de l’injonction, qui rappelons-le est un juge de plein contentieux, que la statue aurait été déposée par les personnes privées qui l’ont installée au sommet du Mont-Châtel et que la situation de méconnaissance de la loi de 1905 aurait cessé à la date à laquelle il a statué.

Nous rappelons enfin que le prononcé des mesures d’exécution qu’implique nécessairement la décision d’annulation est une obligation pour le juge saisi de conclusions en ce sens, et non une simple faculté 10.

Ceci étant rappelé, le moyen tourne court.

La commune vous dit tout d’abord qu’elle n’est pas propriétaire de la statue mais cette affirmation ne tient aucun compte des règles de l’accession.

Il est constant que le Mont-Châtel, peu important son statut domanial, est une propriété publique. Or les personnes publiques bénéficient, pas moins que les personnes privées, des garanties légales du droit constitutionnel qu’est le droit de propriété. On se souvient que le Conseil constitutionnel juge que les dispositions de l’article 17 de la Déclaration de 1789 relatives au droit de propriété et à la protection qui lui est due ne concernent pas seulement la propriété privée des particuliers mais aussi, « à un titre égal », la propriété de l’État et des autres personnes publiques 11. Les personnes publiques bénéficient, en particulier, du droit d’accession, dans le cas où un tiers construit un ouvrage sur un terrain leur appartenant.

En vertu de l’article 551 du code civil, « tout ce qui s’unit et s’incorpore à la chose appartient au propriétaire, suivant les règles » qui sont établies par les articles suivants du code. Nous ne sommes pas ici, croyons-nous, dans un cas dans lequel, conformément à l’article 552, la propriété du sol emporterait la propriété du dessus, même si cette règle s’applique aux personnes publiques, la Cour de cassation ayant par exemple approuvé une cour d’appel qui, pour déclarer une commune propriétaire d’une passerelle surplombant une venelle ouverte à la circulation publique, relève que le propriétaire actuel de l’immeuble relié à la voie publique par cette passerelle ne dispose pas d’une autorisation valide de surplomb et d’appui pour occuper le domaine public, que les précédentes autorisations d’occupation, aujourd’hui caduques, ne peuvent s’interpréter comme des titres de propriété constitutifs d’un droit de superficie, et en déduit que la commune n’apporte pas la preuve contraire à la présomption attachée à la propriété du sol 12.

Nous pensons en revanche qu’il faut raisonner au regard de l’article 555 du code civil qui envisage explicitement le cas de la construction sur le sol d’autrui. Lorsque des constructions et ouvrages ont été faits par un tiers et avec des matériaux appartenant à ce dernier sur le sol d’autrui, une alternative s’ouvre au propriétaire du fonds : il a le droit « d’en conserver la propriété » ou d’obliger le tiers à les enlever. On peut donc balayer ce premier argument tiré de l’absence de droit de propriété sur la statue, alors qu’il faut raisonner au regard des règles de l’accession qui, en l’absence de contrat entre le constructeur et le propriétaire du fonds, conduisent à regarder le second comme ayant toujours été le propriétaire de la construction édifiée par le premier.

En second lieu, la commune objecte qu’elle n’a pas le pouvoir de procéder à la démolition de la statue (mais celle-ci n’a jamais été ordonnée), ou à son enlèvement, « sans une décision juridictionnelle ».

Mais cette critique est aveugle puisque c’est précisément le juge qui ordonne l’injonction. Il va de soi que, lorsque la commune exécutera l’injonction dont la cour a assorti sa décision d’annulation et procédera à la dépose de la statue, pour la transférer dans quelque local de ses services qui ne puisse être regardé comme un emplacement public ou dans un lieu privé que les défenseurs de la statue lui désigneront, elle n’agira pas d’office, mais bien en exécution d’une décision juridictionnelle.

C’est pourquoi nous ne pouvons souscrire à l’ultime paragraphe du mémoire complémentaire de la commune qui fait valoir : « En aucun cas la cour ne pouvait [lui] enjoindre de commettre une probable voie de fait en retirant elle-même une statue qui ne lui appartenait pas », tant il nous paraît inapproprié – et à dire vrai presque inconvenant – de raisonner en termes de voie de fait lorsque la mesure d’exécution est prescrite par le juge.

En outre, il n’est pas interdit à la commune, si elle ne souhaite pas faire l’avance des frais qu’implique l’enlèvement de la statue, d’exiger des personnes qui ont édifié la statue, à sup- poser que ces dernières soient suffisamment identifiées, qu’elles procèdent elles-mêmes à cet enlèvement, le cas échéant en saisissant le juge pour les y contraindre, mais il va de soi que c’est bien en définitive la commune, et elle seule, qui est tenue, en la matière, à une obligation de résultat : elle ne saurait se retrancher derrière la réticence, l’inertie ou toute attitude dilatoire des particuliers intéressés.

Par ces motifs, nous concluons au rejet du pourvoi, à ce que vous disiez n’y avoir lieu de statuer sur la demande de sursis à exécution, au rejet des conclusions de la commune au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et à ce que celle-ci verse, à ce titre, la somme globale de 3 000 € à M. X et autres.


EXTRAITS

5. Il ressort des énonciations non contestées sur ce point de l’arrêt de la cour que la statue de la Vierge mentionnée au point 2 a été réalisée en 2014, à l’initiative de personnes privées qui ont assuré son financement, puis a été installée sur le territoire de la commune de Saint-Pierre d’Alvey, sur une parcelle appartenant à la commune située au sommet du Mont Chatel. En estimant que cette parcelle, alors même que depuis le XVIIIe siècle des processions partant de l’église communale convergent traditionnellement à l’occasion des cérémonies de la Pentecôte vers une ancienne croix romaine qui y est implantée, ne saurait être regardée comme constituant par elle-même un édifice servant au culte, la cour n’a pas inexactement qualifié les faits dont elle était saisie. Il est par ailleurs constant que cette parcelle ne constitue ni un terrain de sépulture, ni un monument funéraire, ni un lieu d’exposition. La cour administrative d’appel de Lyon n’a, par suite, pas commis d’erreur de droit en ne regardant pas cet emplacement public comme relevant de l’une des exceptions limitativement énumérées par l’article 28 précité de la loi du 9 décembre 1905 au principe général d’interdiction d’élever ou d’apposer un signe ou un emblème religieux sur quelque emplacement public que ce soit.

6. En quatrième lieu, aux termes de l’article 12 de la loi du 9 décembre 1905 : « Les édifices qui ont été mis à la disposition de la nation et qui, en vertu de la loi du 18 germinal an X, servent à l’exercice public des cultes ou au logement de leurs ministres (cathédrales, églises, chapelles, temples, synagogues, archevêchés, évêchés, presbytères, séminaires), ainsi que leurs dépendances immobilières et les objets mobiliers qui les garnissaient au moment où lesdits édifices ont été remis aux cultes, sont et demeurent propriétés de l’État, des départe- ments, des communes et des établissements publics de coopération intercommunale ayant pris la compétence en matière d’édifices des cultes ». Aux termes de l’article 13 de cette même loi : « Les édifices servant à l’exercice public du culte, ainsi que les objets mobiliers les garnissant, seront laissés gratuitement à la disposition des établissements publics du culte, puis des associations appelées à les remplacer auxquelles les biens de ces établissements auront été attribués (…) ». L’article 5 de la loi du 2 janvier 1907 concernant l’exercice public des cultes dispose que : « À défaut d’associations cultuelles, les édifices affectés à l’exercice du culte, ainsi que les meubles les garnissant, continueront, sauf désaffectation dans les cas prévus par la loi du 9 décembre 1905, à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion ». À supposer que l’emplacement dont il s’agit puisse être qualifié de « dépendance immobilière nécessaire » de l’église, ainsi qu’il a été soutenu par la commune de Saint-Pierre d’Alvey devant les juges du fond, il pourrait seulement en résulter, à condition qu’il y ait un lien fonctionnel entre cette dépendance et l’église, une soumission de cet emplacement au même régime juridique que l’église elle-même pour l’application des dispositions précitées, c’est-à-dire pour sa propriété et son affectation cultuelle. Une telle circonstance demeure toutefois sans incidence sur la légalité de la présence de la statue sur cet emplacement, la notion d’« édifice servant au culte », au sens et pour l’application de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 relatif à l’interdiction d’élever ou d’apposer un signe ou emblème religieux, étant distincte de celle de dépendance d’un édifice du culte laissé à la disposition des fidèles et des ministres du culte au sens et pour l’application des articles 12 et 13 de la loi du 9 décembre 1905 et 5 de la loi du 2 janvier 1907. Le moyen soulevé devant les juges du fond, tiré de ce que l’emplacement public en litige serait constitutif d’une dépendance de l’église de Saint-Pierre d’Alvey et affecté de ce fait à l’exercice du culte était par suite inopérant, les juges du fond devant uniquement se prononcer au regard des dispositions précitées de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905. Il convient de l’écarter pour ce motif, qui doit être substitué à celui retenu par les juges du fond.

7. En cinquième lieu, il ne résulte ni des dispositions précitées de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 ni d’aucune autre disposition législative que l’interdiction « à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux (…) en quelque emplacement public que ce soit » serait limitée aux seules dépendances du domaine public, sans devoir aussi trouver application au domaine privé des personnes publiques. Était par suite inopérant le moyen soulevé devant les juges du fond, tiré de ce que l’interdiction posée par ces dispositions ne pouvait trouver à s’appliquer dans le cas de l’espèce, dès lors que la parcelle sur laquelle la statue de la Vierge a été érigée relèverait du domaine privé de la commune par détermination de la loi. La cour n’a, par suite, pas entaché son arrêt d’irrégularité en s’abstenant d’y répondre.

[…] 9. Aux termes, respectivement, des articles 552 et 555 du code civil : « Toutes constructions, plantations et ouvrages sur un terrain ou dans l’intérieur sont présumés faits par le propriétaire à ses frais et lui appartenir (…) » et : « Lorsque les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers et avec des matériaux appartenant à ce dernier, le propriétaire du fonds a le droit, (…) soit d’en conserver la propriété, soit d’obliger le tiers à les enlever ». Il résulte de ces dispositions que la commune, propriétaire de la parcelle, est devenue propriétaire de la statue édifiée par des tiers sur celle-ci et qu’elle pouvait la déplacer elle-même ou requérir de ces tiers qu’ils la déplacent. Quand bien même l’exécution de la mesure d’enlèvement ordonnée par la cour pourrait, si la commune ne souhaitait pas y procéder elle-même, exiger la saisine du juge compétent en cas de refus des personnes ayant installé la statue de se conformer à une demande en ce sens, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit en prononçant l’injonction contestée. […]

1. Nldr : les intertitres sont de la rédaction. Celle-ci est signalée sur la carte d’état-major 1820-1866, mais sa présence est attestée antérieurement encore.
2. TA Grenoble, 29 janv. 2015, n° 1200005, 1200021, Fédération de Haute- Savoie de la libre pensée et a.
3. Ndlr : CAA Lyon, 29 avr. 2021, n° 19LY04186 : Dr. Voirie 2021, p. 113, note Ph. Yolka.
4. CE, ass., 12 janv. 1968, n° 64062, Entente mutualiste de la Porte Océane : Lebon, p. 40 – CE, 25 juin 2003, n° 233119, Cne de Saillagouse : Lebon, T. p. 950.
5. C. civ., art. 532.
6. CE, 20 juin 2012, n° 340648 : Lebon, p. 247.
7. CE, ass., 1er avr. 1938, n° 53490 : Lebon, p. 339.
8. CE, 22 juin 1934, n° 32445 : Lebon, p. 722.
9. CE, 25 oct. 2017, n° 396990 : Lebon, T. pp. 446-595.
10. CE, avis, sect., 30 nov. 1998, n° 188350 : Lebon, p. 451.
11. Cons. const., 21 juill. 1994, n° 94-346 DC, consid. 3.
12. Cass. 3e civ., 3 juill. 2013, n° 12-20.237, Cne de Biarritz c/ Syndicat des copropriétaires de la Maison Basque : Bull. civ. III, n° 94.


Romain Victor
Rapporteur public